Finances, RH, DSI, comment devient-on un Daf « augmenté » ?
Rencontre avec Luc Reitenbach qui exerce la fonction de Daf sur un périmètre élargi aux fonctions RH et informatique. Il partage sa vision des défis auxquels les directeurs financiers vont de plus en plus être confrontés entre digitalisation et polyvalence de la fonction.

Comment êtes-vous passé à la restructuration dans le domaine industriel ?
Luc Reitenbach : Après avoir suivi un cursus classique en école de commerce à l'ESCP, j'ai débuté ma carrière dans le conseil en organisation chez Deloitte, où j'ai été amené à intervenir dans des environnements industriels sur des missions de restructuration et d'amélioration de la productivité. Par la suite, j'ai poursuivi cette activité de restructuration au sein du groupe industriel DMC, une entreprise textile de 10 000 collaborateurs. C'est à ce moment-là que j'ai souhaité réorienter mon parcours vers la finance, domaine que j'avais approfondi à l'ESCP. J'ai alors intégré la direction du contrôle de gestion du groupe et pris la responsabilité de la division « filiales internationales ».
Vous avez ensuite rejoint le groupe LVMH, quelles fonctions avez-vous exercé ?
L. R. : Après mon expérience chez DMC, j'ai été sollicité par l'ancien directeur du contrôle de gestion du groupe, passé entre-temps chez LVMH, pour le rejoindre chez Céline en 1998. J'ai d'abord pris en charge, durant deux années, le pilotage des filiales à l'étranger, dans un contexte de rachats de franchisés à Taiwan et au Japon et de recentralisation des opérations.
À l'issue de cette période, j'ai occupé, pendant quatre ans, la fonction de responsable du contrôle de gestion de Céline SA. Ce fut un moment clé marqué par l'introduction progressive des normes IFRS et la nécessité de raccourcir les délais de clôture des comptes. J'ai également conduit la mise en place d'un ERP financier, en l'occurrence JD Edwards (depuis intégré à Oracle), dans le but de renforcer le pilotage de la performance. Ce qui rendait l'expérience particulièrement enrichissante chez Céline, c'est que le contrôle de gestion s'inscrivait dans une logique de pilotage financier global. Il ne se limitait pas à l'élaboration budgétaire ou au reporting, mais englobait également l'encadrement des processus de clôture comptable, de consolidation et le pilotage des flux de trésorerie.
Comment avez-vous étendu le périmètre de vos fonctions aux RH et SI ?
L. R. : En 2008, j'ai pris le virage des grandes PME, en ciblant des fonctions de direction financière plus transversales. L'opportunité s'est présentée avec l'European Business School (EBS), qui m'a proposé un poste de directeur administratif et financier élargi, englobant également les ressources humaines et les systèmes d'information, sous l'intitulé de « secrétaire général ». J'ai saisi cette opportunité afin d'étendre mes compétences et d'accéder à une fonction plus intégrée, en prise directe avec la gestion quotidienne et les enjeux stratégiques de l'entreprise.
Qu'est-ce que cela a impliqué en termes de temps passé et de formation ?
L. R. : Initialement, la fonction de ressources humaines ne représentait qu'une part marginale du poste, environ 10 à 20 % de la charge de travail. Les dirigeants recherchaient avant tout un profil financier, avec pour objectif principal de structurer et piloter la gestion financière de l'établissement. Cependant, la croissance rapide de l'école a modifié en profondeur la nature du poste. En franchissant le seuil des 50 salariés, de nouvelles obligations légales sont apparues : la mise en place d'un comité d'entreprise, d'un CHSCT, et l'apparition de tensions sociales ont nécessité un engagement fort sur le volet ressources humaines. Le volet RH est rapidement devenu prépondérant, représentant plus de la moitié de mon activité. Cela m'a conduit à endosser pleinement une double casquette de directeur administratif et financier, et de directeur des ressources humaines, avec les exigences que ces deux fonctions impliquent.
J'ai dû beaucoup travailler pour acquérir les compétences RH nécessaires et j'ai également bénéficié d'un accompagnement personnalisé, sous forme de coaching durant six mois, afin de me préparer notamment à la présidence du comité d'entreprise, devenu depuis le comité social et économique (CSE). Cette fonction suppose une posture adaptée, une bonne connaissance des fondamentaux du droit social et une réelle capacité à naviguer dans un environnement souvent politique.
Les fonctions finances, RH et informatiques semblent pourtant éloignées ?
L. R. : Dans les petites et moyennes entreprises, il n'est pas rare que certaines des expertises présentes dans les grands groupes fassent défaut, faute de ressources ou de structuration suffisante. Si la fonction de directeur financier est généralement mise en place relativement tôt, il en va autrement pour les fonctions ressources humaines et informatique, qui demeurent souvent rattachées directement à la direction générale, incarnées par un informaticien junior ou une chargée RH aux responsabilités limitées.
Pourquoi confier ces fonctions supports à un Daf ?
L. R. : Dans un contexte de digitalisation des activités et d'inflation en droit social, il devient essentiel pour un dirigeant de PME de pouvoir s'appuyer sur un cadre expérimenté disposant de compétences en RH et en systèmes d'information. C'est la raison pour laquelle on observe une montée en puissance de profils de directeurs administratifs et financiers élargis, intégrant également les fonctions RH et SI. Ce type d'organisation permet de rationaliser les ressources humaines de l'entreprise tout en garantissant une maîtrise technique et opérationnelle suffisante.
Cette transversalité suppose de bien savoir s'entourer : des responsables de mission, une société d'infogérance pour l'IT, des avocats ou conseils juridiques pour les RH. Mais l'essentiel est d'avoir un pilote compétent, capable d'arbitrer, de coordonner et de sécuriser l'ensemble de ces fonctions support dans une logique de performance globale.
Comment pilote-ton les fonctions finances, RH et SI ?
L. R. : Ces fonctions sont très différentes, et c'est précisément ce qui en fait tout à la fois la richesse et la complexité. Le défi réside dans la nécessité de se maintenir au meilleur niveau dans chacun de ces domaines, ce qui suppose un investissement important en formation continue, en veille et en engagement personnel. Cela implique également un encadrement plus large, avec des équipes hétérogènes à animer.
Mais cette configuration présente aussi des avantages notables. Elle permet notamment d'éviter les tensions fréquentes que l'on observe entre la direction financière et la direction des ressources humaines. Là où les Daf portent une lecture chiffrée des enjeux, souvent focalisée sur la performance et les attentes des actionnaires, les DRH adoptent une perspective plus humaine, parfois en décalage avec les impératifs économiques. Ces différences de culture peuvent nuire à la cohérence des décisions. À cela s'ajoute la singularité des équipes informatiques, généralement très techniques, mais parfois déconnectées des dimensions humaines ou stratégiques.
Quelles conséquences pour l'entreprise ?
L. R. : Réunir ces trois périmètres sous une même direction permet de disposer des leviers essentiels pour conduire efficacement une transformation. La coordination est plus fluide, la vision d'ensemble plus claire, et les arbitrages mieux intégrés. Dans un dialogue stratégique étroit avec la direction générale, un tel poste permet non seulement d'anticiper les impacts financiers, humains et techniques des décisions à venir, mais aussi de s'assurer que leur mise en oeuvre soit cohérente et efficace. C'est cette transversalité qui fait la valeur ajoutée du poste, à la fois dans la réflexion et dans l'action.
Comment avez-vous vu évoluer la fonction de Daf ces dernières années ?
L. R. : La fonction de directeur administratif et financier a connu, au cours des deux dernières décennies, à mon sens, trois évolutions fondamentales. La première réside dans l'élargissement de son périmètre d'intervention. Là où le rôle du Daf était autrefois essentiellement technique, centré sur la production comptable et financière, il est désormais appelé à jouer un véritable rôle de copilote stratégique aux côtés de la direction générale.
La seconde transformation majeure tient à l'importance désormais cruciale des compétences comportementales. Il y a une quinzaine d'années, un excellent technicien pouvait accéder à des fonctions de direction financière sans nécessairement posséder un sens aigu du relationnel. Ce n'est plus envisageable aujourd'hui. Le Daf « d'aujourd'hui » se doit d'être à la fois stratège, communicant, pédagogue, et capable d'embarquer les équipes autour d'une vision claire. La capacité à dialoguer avec les autres directions, à anticiper les enjeux, à convaincre, est devenue tout aussi décisive que la maîtrise des normes comptables.
Enfin, la troisième mutation, plus récente mais non moins structurante, concerne la digitalisation de la fonction. L'essor des outils numériques, la dématérialisation des processus et l'introduction progressive de l'intelligence artificielle modifient en profondeur les pratiques quotidiennes. Ces innovations, en automatisant de nombreuses tâches, permettent au Daf de se recentrer sur l'analyse, la prévision et le pilotage de la performance, tout en exigeant de nouvelles compétences dans la gestion des données et la conduite du changement.
A quoi ressemble un Daf en 2025 ?
L. R. : Dans une PME, le Daf se doit de posséder quatre qualités fondamentales. La première est sans doute la polyvalence. Dans une structure de taille moyenne, le comité de direction ne dispose pas toujours de l'éventail complet d'expertises que l'on trouve dans les grands groupes. Le Daf doit donc être en mesure de combler certains manques, de s'aventurer avec rigueur dans des domaines connexes à son coeur de métier et d'apporter des solutions opérationnelles à la direction générale.
La seconde qualité, indissociable de la première, est la réactivité. L'un des avantages comparatifs majeurs d'une PME ou d'une ETI réside dans ses circuits décisionnels courts qui autorisent des arbitrages rapides et une mise en oeuvre agile. Le Daf doit non seulement s'y inscrire pleinement, mais aussi veiller à ce que la gouvernance dans son ensemble conserve cette capacité à agir vite. Troisièmement, l'innovation constitue désormais un volet essentiel de sa mission. Dans de nombreuses PME, en l'absence de direction des systèmes d'information dédiée, peu de membres du comité de direction disposent d'une véritable appétence technologique. Dans ce contexte, le Daf devient souvent le moteur de l'innovation, notamment numérique.
Enfin, la quatrième qualité essentielle réside dans sa capacité à adopter une posture stratégique. Ce rôle dépasse de loin la stricte exécution financière. Il implique une vision à la fois élargie et prospective. Elargie, car le Daf doit intégrer dans son analyse les mutations des métiers, l'évolution des compétences requises et l'impact des nouvelles technologies ; prospective, car il lui revient de prendre du recul, d'anticiper les conséquences financières des choix présents, et de simuler différents scénarios à moyen ou long terme.
Quels sont les défis à venir pour la fonction métier ?
L. R. : Le premier défi, qui concerne la direction financière comme l'ensemble des fonctions de l'entreprise, est sans conteste celui de l'intelligence artificielle. Il ne s'agit plus uniquement d'un outil spécialisé réservé à quelques usages techniques, mais bien d'un compagnon de travail quotidien, omniprésent, s'immisçant dans tous les domaines professionnels, y compris les plus simples, comme l'assistance à la rédaction de courriels. Nous parlons ici d'une IA « intégrée », susceptible d'accompagner les collaborateurs dans leurs tâches les plus variées, depuis l'analyse de données jusqu'à la gestion documentaire ou la communication interne. Il est impératif que chacun, à tous les niveaux de responsabilité, s'approprie cette transformation pour que l'intelligence artificielle irrigue de manière fluide et cohérente l'ensemble des pratiques professionnelles. Cette acculturation collective est la condition d'un réel changement d'échelle dans la performance des organisations.
Le second défi majeur auquel la fonction finance est confrontée réside dans son automatisation progressive. Celle-ci repose sur deux leviers essentiels : l'organisation de la donnée et la dimension humaine. Sur le plan technique, les directions financières disposent déjà d'un socle d'outils - logiciels comptables, SIRH, GED, ERP métier - qu'il convient de faire dialoguer entre eux. Le rôle du Daf, en particulier lorsqu'il assume également la supervision des systèmes d'information, consiste à bâtir un écosystème digital pertinent pour son entreprise, cohérent et interfacé. Cette construction implique souvent des arbitrages technologiques, comme le remplacement de certains modules au profit de solutions plus intégrées.
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