Absurdités en entreprise : le réquisitoire de Julia de Funès
Invitée à l'occasion des 40 ans de l'entreprise lyonnaise Esker, Julia de Funès a démonté les pratiques managériales absurdes qui minent l'engagement au travail : culte du process, mots creux, management postural... Et a lancé un appel pour replacer le sens et l'action au coeur des entreprises.

« Le process est devenu une fin en soi. » En une phrase, Julia de Funès résume l'absurde logique qui s'est emparée de bien des organisations. Invitée à l'occasion des 40 ans de l'entreprise lyonnaise Esker, la philosophe a livré un plaidoyer en faveur d'un retour au sens et à la liberté d'action dans l'entreprise, égratignant au passage un certain nombre de pratiques devenues contre-productives. Au coeur de son propos : l'idée que l'humain est en train de se diluer dans les process, les postures et le jargon managérial.
La crise est un révélateur. Loin des discours sur la "positive attitude", Julia de Funès défend un « optimisme de volonté », exigeant et lucide. « L'esprit, comme le corps, a besoin de contraintes pour se fortifier. » Et ces contraintes, ce sont précisément les crises. Elles forcent à revoir nos façons de penser, d'agir, de manager. À condition de ne pas sombrer dans la peur. Car la peur, aujourd'hui omniprésente dans les discours, dans les médias comme dans les entreprises, est devenue selon elle « un nouvel idéal de responsabilité ». Or, rappelle-t-elle, « la peur fausse l'objectivité » et infantilise. Le philosophe Hans Jonas, père du principe de précaution, a donné à la peur un statut presque éthique. Mais à vouloir supprimer tous les risques, on finit par paralyser toute forme d'action.
Ce précautionnisme aigu, selon ses mots, alimente l'obsession procédurale. On multiplie les règles, les normes, les formations, les « postures » à adopter. L'exemple du management est particulièrement frappant. « Quand vous êtes bon dans votre métier, vous devenez manager. C'est devenu un mode de reconnaissance automatique, parfois absurde. » Et de moquer les formations en prise de parole où l'on enseigne, à coups de métaphores végétales, à respirer avec le ventre. « C'est infantilisant. »
Car le charisme ne se décrète pas, il se vit. Il ne naît pas de la maîtrise de "recettes comportementales", mais de l'authenticité. « Le vrai leadership, c'est une volonté de puissance, au sens de Nietzsche. Vouloir ce qu'on veut. Dire ce qu'on pense. Être sincère. » À l'opposé, les injonctions à adopter une "posture managériale" relèvent, selon elle, de l'imposture : « On formate, on essentialise, on enferme dans des rôles. »
Autre dérive pointée : le langage de l'entreprise, devenu selon elle « un agrégat de mots vides ». Le terme de "talents", utilisé à toutes les sauces, en est un exemple. Derrière l'intention flatteuse, elle voit une double erreur : « Le mot est à la fois faux - tout le monde n'est pas un talent - et aristocratique, puisqu'il renvoie à un don de naissance. » En banalisant l'exceptionnel, on empêche la reconnaissance véritable, fondée sur la distinction, l'effort, la hiérarchisation.
Même logique avec la notion de bien-être. Julia de Funès ne nie pas son importance, mais refuse d'en faire un objectif managérial. « Le bien-être est subjectif, contingent, il excède la sphère professionnelle. » Et surtout, il ne peut être un préalable à la performance : « Le bien-être est toujours la conséquence d'une action, jamais la condition. »
Et c'est peut-être là le coeur de son propos : revenir à une logique d'action, plutôt que de gestion ou de conformité. Donner aux collaborateurs les conditions d'agir à partir d'eux-mêmes, de devenir acteurs et non simples exécutants. C'est dans l'action que l'on devient un sujet - et donc un être humain à part entière. Cela suppose trois leviers fondamentaux : la prise de risque, la recherche de sens et la confiance.
La prise de risque, d'abord : indispensable à toute décision, même minime. Elle cite Aristote : l'intelligence pratique, c'est savoir que parfois, il y a moins de risque à en prendre un qu'à n'en prendre aucun. « Le pilote qui amerrit sur l'Hudson a désobéi à la procédure. Il a sauvé des vies. Mais il a été poursuivi pour cela. Voilà le comble de l'absurde. »
Le sens, ensuite. Julia de Funès dénonce la technicisation croissante des métiers, qui rend les fonctions illisibles, même pour ceux qui les exercent. « Plus les entreprises se technicisent, plus elles se définalisent. » Et que les plus jeunes générations, en quête de sens, n'acceptent plus le travail comme une finalité. « On ne vit pas pour un bon boulot. On espère un bon travail pour vivre mieux. »
Enfin, la confiance. Une notion « galvaudée », affirme-t-elle, mais essentielle. « La confiance suppose l'incertitude. Si je contrôle, je ne fais pas confiance. » La fameuse phrase "la confiance n'exclut pas le contrôle" est, selon elle, une hypocrisie managériale. La confiance, vraie, est un pari. Un risque. Et c'est précisément ce qui la rend engageante, responsabilisante, rentable.
Pour Julia de Funès, ces trois piliers - risque, sens, confiance - sont les seuls antidotes aux absurdités bureaucratiques, aux process qui tuent l'intelligence, aux injonctions paradoxales qui démotivent. Ils permettent de redonner aux individus leur place de sujets - pas de rouages.
Elle conclut en citant le philosophe Alain : « Ne décidant jamais, nous dirigeons toujours. » Une invitation à assumer notre liberté, même dans l'incertitude. Et à replacer, dans l'entreprise, l'humain non pas au centre, mais au principe de l'action.
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