IA et fonction finance : comment relever les défis de productivité et de règlementation ?
Lors de la journée « Foward Finance », organisée par Micropole à Paris, une table ronde à rassembler six décideurs de la fonction finances et de la transformation digitale de grandes entreprises pour décrypter les bouleversements qui traversent les directions financières avec l'arrivée de l'IA. Récit.

La table ronde thématique a permis de connaître le degré de maturité de six grandes entreprises, dont une collectivité territoriale, avec l'IA et le retour d'expériences de six décideurs financiers : Thomas Rousseau, directeur administratif et financier Propreté France Recycling chez Veolia, Amaury Bret, directeur adjoint contrôle de gestion chez Klésia, Xavier Massot SVP group Controlling and Finance Transformation chez Groupe Seb, Cédric Rouzé directeur des Finances pour la Ville de Lyon et Cyril Aubry, Chief Operating Officer du département pilotage financier et stratégique de la direction financière du groupe Société Générale et Mehdi Benaddi, directeur de la Transformation Digitale chez Eiffage Infrastructures.
IA et évolution du métier de DAF
Pour Thomas Rousseau (Veolia) le rôle du directeur financier ne se cantonne plus à ses compétences « métier ». Les attentes de la direction générale, comme celle de Veolia, à l'égard de la fonction finance ont évolué, chaque membre du Codir doit adopter « une posture de dirigeants à part entière ». Pour lui, la fonction financière doit passer « des processus quasi-industriels avec des délais de réaction relativement longs », qui existent depuis toujours, à « une capacité d'adaptation synchronisée avec celle des autres membres du comité de direction auquel elle appartient ».
Amaury Bret (Klésia) a précisé que même si traditionnellement, les directions financières « n'avaient pas pour principale caractéristique de placer l'aspect humain au coeur de leurs préoccupations, les attentes ont évolué ». Le Daf d'aujourd'hui doit « animer les équipes avec plus de présence, servir d'interface entre la direction générale, les processus opérationnels et la stratégie globale ».
Xavier Mazot (Seb) quant à lui a la certitude que le métier ne change pas, mais « au contraire, nous sommes dans une exacerbation de ce qu'il doit l'être ». Le Daf gère plus que jamais « des risques et pilote la performance, dans un contexte de crises à répétition ». Il est persuadé que le directeur financier vit une époque « particulièrement stimulante, qu'on a plus que jamais besoin d'une direction financière forte et structurée ».
En revanche, Cyril Aubry (Société Générale) observe une accélération « des demandes émanant de la direction générale, visant à faciliter et accélérer la prise de décision stratégique ». En effet, la fréquence et l'ampleur des sollicitations ont considérablement augmenté. « Alors que nous établissions auparavant un budget annuel principal, nous en produisons désormais cinq versions distinctes. De même, notre pilotage annuel fait désormais l'objet de révisions régulières en cours d'exercice, avec des ajustements systématiques de nos cibles financières », rappelle-t-il.
Accélération des prévisions et adaptation du pilotage
De son côté Cyril Aubry explique que depuis les sept dernières années, son département s'est doté d'outils de modélisation (Net Banking Income (NBI), frais généraux, indicateurs de liquidité et ratios de capital). « À l'origine, les données étaient collectées auprès des différentes lignes de métier et des directeurs financiers, qui utilisaient des outils développés localement et s'engageaient sur des projections. Cependant, face à une multiplication des demandes - passant d'une ou deux sollicitations à cinq simultanées - ce système a montré ses limites », détaille-t-il.
Xavier Massot (SEB) est revenu sur l'accélération des processus dans la période post-covid. Entre 2020 et 2021, ses équipes ont dû s'adapter à la crise et refaire des simulations budgétaires en constante évolution. En 2022, son département est revenu à un cycle historique de planification. « Cela a nécessité le développement d'outils de planification et de révision plus agiles, capables de confirmer nos projections et d'offrir une visibilité accrue au marché dans un environnement caractérisé par une diminution de la prévisibilité et une accélération des cycles économiques », précise-t-il. Aujourd'hui, il fait face à une autre réalité. « L'accélération des coûts liés à la mondialisation est devenue une réalité quotidienne pour notre entreprise, avec des usines réparties à travers le monde. En 2021, nous avons été confrontés à une multiplication par dix des coûts de fret, atteignant des niveaux où le coût du transport dépassait la valeur des marchandises transportées », souligne-t-il. Aujourd'hui, la direction financière dispose d'un ensemble de données et d'outils analytiques qui permettent « d'appréhender et de répondre à un large éventail de situations ». Cette évolution a contribué à renforcer la reconnaissance de la direction financière au sein des comités de direction, « où notre capacité à analyser et à anticiper les défis économiques est désormais pleinement reconnue ».
Priorités des Daf en 2025 : règlementaire ou technologique ?
Thomas Rousseau (Veolia) insiste sur le contexte particulier de l'entreprise, « qui repose sur le financement d'actifs industriels et un niveau d'endettement significatif ». Pour lui, « la priorité absolue est la gestion de la trésorerie et donc du cash ». Viennent ensuite les contraintes réglementaires permanentes que tout directeur financier se doit de porter à l'attention de la direction générale. « Des obligations qui nécessitent des investissements spécifiques, que ce soit dans les systèmes d'information, les ressources humaines ou l'expertise technique », développe-t-il. Cette vision à court terme de la trésorerie, bien que pouvant paraître restrictive, « constitue la pierre angulaire de la stratégie financière, garantissant la pérennité et la stabilité de notre groupe ».
Pour Cédric Rouzé (Ville de Lyon) l'enjeu est avant tout de changer la culture en interne, et « sortir du réglementaire ». Dans la fonction publique, il y a une grosse culture du réglementaire, notamment au travers « d'un process budgétaire qui est extrêmement long, de presque neuf mois ». Le financier explique qu'il manque une vraie culture de la performance, c'est l'objectif qu'il mène en « rénovant totalement le process budgétaire et en allant récupérer un set de data et des informations tous azimuts, auprès de près de 250 métiers différents ». Le directeur financier souhaite à terme construire un vrai budget de performance, « pour pouvoir avoir une allocation des ressources qui soit la plus optimale possible sur la base de données et d'informations qui soient les plus fiables possibles ».
Mehdi Benaddi (Eiffage), directeur de la Transformation Digitale, a partagé sa vision des besoins des financiers et des outils tech à leur disposition. Pour lui, les directeurs financiers perçoivent ces technologies la plupart du temps « comme une opportunité majeure et un vecteur d'accélération des processus ». En revanche, pour les équipes opérationnelles qui les utilisent au quotidien, « elles peuvent être vécues comme une contrainte supplémentaire ».
Dans le domaine de la transformation digitale, il pointe l'enjeu que ces avancées représentent pour les métiers financiers « de reprendre une certaine maîtrise sur les technologies de l'information, plutôt que de les subir ». Historiquement, ces sujets étaient portés par les directions des systèmes d'information (DSI) en maîtrise d'oeuvre. « Aujourd'hui, avec l'avènement du cloud et des nouvelles technologies plus ergonomiques et malléables, les métiers retrouvent une capacité d'action et de contrôle », décrypte l'expert IT.
IA et finances : pour quels cas d'usage ?
A la fin de la table ronde, il a été question des « cas d'usages » IA déployés par les différents directeurs financiers. Pour Cédric Rouzé (Ville de Lyon), « il est indéniable que notre organisation accuse un certain retard dans l'adoption des technologies financières modernes. Ces développements représentent, à mon sens, une source significative de gains de productivité. Actuellement, un nombre trop important de nos collaborateurs consacrent une part excessive de leur temps à des tâches de saisie de données, au détriment des activités d'analyse qui devraient constituer le coeur de leur mission ».
Cyril Aubry (Société Générale) pointe l'absence d'exemples probants en matière d'application de l'IA dans son département. « Une cellule dédiée au sein de notre direction travaille spécifiquement sur cette problématique. Notre approche consiste à mettre à disposition de nos collaborateurs les données que nous serions prêts à fournir à un système d'IA pour faciliter notre travail. Cette première étape fondamentale implique la structuration des données, l'établissement de référentiels communs, de normes partagées et la définition des modalités d'interconnexion entre nos différents systèmes d'information », détaille-t-il.
Pour le Daf de Klésia, il est important de ne pas manquer le virage technologique de l'IA. Cependant, la démarche s'inscrit dans une temporalité propre à l'entreprise. « Notre réflexion s'est articulée en plusieurs phases. Nous avons d'abord mené une analyse approfondie pour identifier les applications potentielles de l'IA dans notre contexte spécifique. Cette première étape nous a conduit à rechercher activement des cas d'usage concrets. Force est de constater que, après examen, peu de ces cas se sont révélés pertinents pour notre organisation ».
Chez Veolia, Thomas Rousseau rappelle qu'au préalable, il a été nécessaire d'identifier des applications immédiates et pertinentes, « notre architecture système a été conçue pour faciliter l'intégration future de solutions d'IA, bien que nous ne les utilisions pas encore opérationnellement ». En parallèle, un important travail d'acculturation des équipes financières est mené. « Nous encourageons fortement les équipes à s'approprier ChatGPT, par exemple, dans l'objectif qu'ils établissent progressivement des liens entre ces outils d'assistance et leurs missions financières spécifiques. Cette familiarisation devrait, à terme, favoriser l'émergence d'idées innovantes directement issues du terrain », analyse-t-il.
Le directeur financier revient sur la question de la productivité dans une direction financière et l'IA. « Contrairement à une vision purement comptable qui consisterait à "faire la même chose qu'avant, plus vite et pour moins cher", je considère cette approche comme réductrice. L'IA ne doit pas se limiter à une simple optimisation des coûts et des délais », souligne Thomas Rousseau. La véritable productivité réside dans l'amélioration qualitative de la contribution et donc « un accès plus rapide et plus pertinent à l'information, une accélération des processus décisionnels, et un enrichissement des analyses. L'IA peut apporter une valeur ajoutée significative dans ces domaines, notamment en permettant des analyses plus approfondies et plus rapides des données ».
Le décideur précise y voir « un potentiel encore plus important dans son application aux processus transactionnels plutôt qu'à la simple restitution accélérée d'informations. C'est cette orientation que nous explorons actuellement chez Veolia, en attendant l'émergence de cas d'usage concrets et en préparant activement notre organisation à les intégrer », conclut-il.
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