Crise et valorisation : la théorie à l'épreuve du marché
Après la crise de la fin des années 2000, la Covid-19 constitue à ce titre une nouvelle occasion d'une redéfinition du lien entre théorie financière et forces du marché dans l'évaluation des entreprises en contexte de crise.
L'importance du contexte
Même en temps de conjoncture défavorable, il est important de rappeler que toute évaluation se doit de tenir compte du contexte particulier dans lequel elle s'inscrit ; une guerre n'est pas une crise immobilière, une pandémie n'est pas l'éclatement d'une bulle spéculative. L'évaluateur se doit ainsi de comprendre les effets de la crise spécifiquement étudiée sur les principaux leviers opérationnels de l'entreprise à évaluer : rupture de la chaine logistique, difficulté à lever des capitaux, tarissement du crédit, etc. Idéalement, cette analyse prendra la forme de scénarios probabilisés dans le cadre d'une approche par actualisation de flux de trésorerie afin d'expliciter le plus clairement possible les hypothèses considérées. Dans ce contexte, il existe deux notions clés dont il faut mesurer les impacts dans le cadre de l'évaluation : la réversibilité et le levier.
Réversibilité et levier
Ces deux concepts sont développés par Aswath Damodaran dans son ouvrage The Dark Side of Valuation, paru en 2009. La réversibilité correspond à la propension de l'entreprise considérée à absorber le choc subi et à opérer un retour à une stabilisation à court ou moyen terme. Dans le cadre de la crise sanitaire, cela consistera pour l'évaluateur à se projeter au-delà de l'horizon de la pandémie et à imaginer l'impact des corrections de trajectoire positives ou négatives qui peuvent opérer : la sortie de crise n'aura, en effet, pas les mêmes effets sur le secteur hôtelier que sur celui de l'e-commerce. La difficulté à modéliser ces trajectoires et le risque d'erreur ne doivent pas empêcher l'évaluateur de formuler des hypothèses ; l'objectif n'est pas tant la prescience que l'explicitation des partis-pris sur base d'éléments observables.
Quant au levier, soit le rapport entre l'endettement et la valeur d'entreprise, plus celui-ci sera élevé, plus les fonds propres s'apparenteront à une forme d'option sur les actifs de la société. Cela permet d'extérioriser une valeur positive de fonds propres même pour des entreprises dont la valeur des engagements dépasse nominalement la valeur de ses actifs. Cette approche optionnelle permet ainsi de retranscrire et de modéliser - certes au prix de quelques hypothèses simplificatrices - les rapports de force qu'il peut y avoir entre les créanciers et les actionnaires des sociétés en difficulté.
Au-delà de ces aspects théoriques, par son caractère inédit, la crise de la Covid-19 a eu le mérite de démontrer que la combinaison de politiques d'aides volontaristes et de liquidités abondantes a été déterminante dans l'évolution des valorisations de sociétés par le marché.
Valorisation de marché
Dans le cadre des opérations de fusions acquisitions (dont le rythme se maintient malgré les restrictions), l'évaluation résulte d'un processus compétitif et traduit ce que le marché est prêt à payer pour l'actif à un instant donné. Les aspects théoriques décrits précédemment, ainsi que les multiples des sociétés cotées intervenant dans le secteur de la cible et ceux des transactions comparables, permettent aux acquéreurs de justifier la valorisation proposée. Mais ils ne constituent que l'un des pans de l'analyse qui tient notamment compte de l'intensité concurrentielle du processus de cession mené par le conseil financier des cédants, des synergies potentielles (chiffre d'affaires, structure de coûts, R&D, supply chain, expansion géographique, etc.), de la peur de voir partir l'actif à la concurrence et du différentiel entre la valorisation de l'acquéreur et celle de la cible (arbitrage de multiples EV/CA ou EV/EBITDA).
Au-delà de la valorisation au closing de l'opération, l'éventuel différentiel de perception de valeur des cédants et du prix que sont prêts à payer les acquéreurs peut être traité par une structuration du prix de vente incluant un earn-out permettant aux cédants de capter une partie de la valeur créée post-opération en fonction des résultats obtenus (performance financière, maintien des contrats clés de l'entreprise avec ses principaux clients, participation à la résolution d'un litige commercial en court au moment du closing, etc.).
Pour en savoir plus
Nicolas Depardieu est Managing Director de Kroll, responsable des activités de conseil en fusions & acquisitions dans la tech en France.
Soufiane Qassimi est Managing Diector de Kroll, membre de la pratique « Évaluation » du bureau de Paris.
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