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Bâtir son budget prévisionnel 2023 malgré le brouillard énergétique

Il y a encore quelques semaines, la moitié des entreprises dont les contrats énergétiques devaient être renouvelés pour 2023 n'avaient pas encore signé. D'autres ont choisi le fonctionnement d'achat sur le marché spots et ne se sont pas encore couvertes pour 2023. Dans cet environnement instable et incertain, comment les directions financières de ces entreprises bâtissent-elles leur prévisionnel 2023 ? 

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Bâtir son budget prévisionnel 2023 malgré le brouillard énergétique

Xavier Cruchet a dû établir son budget prévisionnel 2023, sans avoir toutes les cartes en main, en particulier la carte (devenue maitresse) de l'énergie. Car même si le directeur financier de la coopérative laitière Prospérité fermière Ingredia (450 salariés, 375 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2021), anciennement Daf Europe de l'Ouest de Bridgestone, travaille d'arrache-pied à la sécurisation du prix de celle-ci, il doit composer avec de nombreuses incertitudes. « Je ne gérais pas le sujet de l'énergie jusqu'ici mais la question est devenue tellement stratégique que j'ai dû prendre les choses en main en juillet dernier. L'impact sur notre prix de revient devenait tellement important que nous devions mener une vraie stratégie de pilotage de cette question et prendre des décisions », explique-t-il, soulignant au passage que le sujet de l'achat d'énergie est très complexe mais représente un intérêt certain pour les Daf.

Entre le gaz, l'électricité et la chaudière biomasse, la coopérative avait dépensé 8 millions d'euros en 2021. 2022 s'annonce à 16 millions d'euros. Et pour 2023, Xavier Cruchet a rempli la case « énergie » de son tableau budgétaire avec le montant de 33 millions d'euros... Soit 8% du chiffre d'affaires de l'entreprise. Un chiffre qui a été estimé, avec l'aide d'experts mais dont il n'est pas certain.

« Pour l'électricité, nous fonctionnons avec un mix d'achats spot et de contrat Arenh (NDLR : dispositif lié à la production nucléaire permettant aux fournisseurs alternatifs de s'approvisionner auprès d'EDF dans des conditions avantageuses fixées par l'Etat). Le contrat Arenh devrait couvrir 60% de notre consommation en 2023. Pour le reste, nous avons décidé de nous couvrir dès à présent en achetant, sur le marché spots, notre électricité pour presque toute l'année 2023. Peut-être qu'après coup, nous nous dirons que nous aurions dû attendre parce que le marché est redescendu mais c'était indispensable car il nous fallait calculer nos coûts de revient pour donner des prix de vente aux clients, au moins pour le premier semestre. Nous ne souhaitions pas renouveler la mauvaise expérience de l'année dernière », explique Xavier Cruchet.

Pour 2024, l'entreprise commencera à acheter son énergie progressivement dès janvier 2023, avec toutefois le frein des garanties financières réclamées par son fournisseur et nécessitant la négociation (en cours) d'une nouvelle garantie bancaire.

Pour le gaz, il lui reste encore 50% de ses achats à faire pour le dernier trimestre 2023. Tout ajouté, évalué, soupesé, Xavier Cruchet a donc validé une somme prévisionnelle globale de 33 millions d'euros allouée à l'énergie, dans son budget 2023. « Nous avons prévu large pour ne pas avoir de mauvaise surprise et maintenant, nous allons essayer de gagner un peu sur ce montant en achetant au mieux l'énergie qui nous manque encore pour 2023 et en économisant sur notre consommation grâce à notre chaudière biomasse notamment ». Quant aux aides éventuelles accordées par l'Etat, Xavier Cruchet a préféré ne pas en tenir compte pour le moment, leur caractère trop aléatoire compliquant encore la donne.

Mais combien vais-je réellement payer ?

A une autre échelle, Grégory Piegay, RAF de la maison Sève (70 salariés, CA 2021 : 5 millions d'euros, six boutiques et deux sites de production), chocolaterie-pâtisserie lyonnaise à la réputation bien ancrée, doit lui aussi jouer à l'équilibriste pour son prochain budget. Le groupe dispose d'une dizaine de contrats d'approvisionnement en énergie dont deux, importants, vont arriver à terme mi 2023. « Nous sommes une petite entreprise, nous craignons de nous tromper en faisant appel à un fournisseur alternatif. Sauf qu'EDF est aujourd'hui incapable de nous donner les tarifs qu'ils nous appliqueront pour nos prochains contrats, ils nous le feront savoir un ou deux mois avant... ».

Du coup, pour son budget, Grégory Piegay préfère taper fort : 250.000 euros de facture énergétique en 2023 contre 100.000 cette année. « Si c'est mieux, ce sera du bonus mais on ne peut pas se permettre de mettre l'entreprise en danger en ne provisionnant pas suffisamment sur ce poste ». L'inconvénient toutefois : cet argent « sécurisé », dont la somme est potentiellement surévaluée, aurait pu être utilisée dans l'année pour investir dans de nouvelles machines par exemple et porter le développement de l'entreprise.

Patrick Linder, de son côté, n'est plus dans l'incertitude mais les quinze derniers jours ont été complexes. Celui qui, - après avoir présidé l'entreprise ligérienne familiale (160 salariés ; 29 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2021) de fabrication de rideaux pendant 17 ans-, en gère désormais les finances, reconnait avoir ces derniers jours fait et refait à de multiples reprises ses tableaux budgétaires pour 2023. « Nos contrats se terminaient en 31/12/2022, nous ne pouvions plus attendre. Sinon, nous ne pouvions plus travailler... Nous étions à 400.000 euros en 2021, 900.000 en 2022. Et là, nous avons signé pour 1,9 million d'euros dans le cadre d'un contrat fixe. Peut-être que nous nous en mordrons les doigts si le marché redescend ».

Côté budget, les calculs ont fusé ces dernières semaines. « Il n'était pas question de présenter un budget négatif... D'habitude, nous faisons un million de résultat avant impôts. Cette année, nous pouvons nous permettre d'être juste à l'équilibre car nous sommes une entreprise familiale sans actionnaire envahissant, mais nous ne pouvions pas aller sur un bilan négatif. Il a fallu donc tout réajuster dans l'urgence ! ».

Anticiper l'achat d'énergie, le mot d'ordre pour les prochains mois

Linder n'est pas la seule dans ce cas.... Selon Emmanuelle Wargon, présidente de la commission de régulation de l'énergie, la moitié des entreprises françaises qui avaient des contrats à renouveler pour 2023, n'avaient pas encore signé mi-novembre dernier.

Une situation contre laquelle met vivement en garde Anthony Dal Moro, CEO de l'entreprise de courtage en énergie Alliance des Energies (200 salariés, 35 millions d'euros de chiffre d'affaires). « Il ne faut pas compter sur une prolongation informelle du contrat. Les fournisseurs couperont les approvisionnements dès la fin du contrat ». L'expert analyse : « beaucoup n'ont pas voulu renégocier en début d'année parce que les prix avaient doublé. Ils espéraient un meilleur tarif à venir. Sauf que maintenant, nous sommes à X8... Pour les entreprises qui vont devoir renouveler dans les prochains mois, je préconise à leur directeur financier de prévoir un X4 par rapport à leur dernier contrat ». Le CEO d'Alliance des Energie prône avant tout l'anticipation, et conseille la mise en place, pour les gros consommateurs, de contrats techniques avec l'aide d'experts, « des contrats complexes mais permettant une meilleure efficacité économique ».

Analyse partagée par Franck Duthel, expert commercial en intelligence énergétique pour Horizon Energie Conseil. « Nous ne retrouverons pas des niveaux de prix d'avant covid. Il faut désormais anticiper, être en veille avec l'aide de professionnels, pour être prêt à signer dès qu'une fenêtre favorable s'ouvre comme cela a été le cas pendant quelques jours il y a deux semaines. Il ne s'agit certainement pas d'attendre les trois derniers mois de son contrat ».

Nécessité globale de revoir son approche budgétaire

Dans ce contexte énergétique très incertain, s'intégrant dans un horizon devenu globalement instable, il devient sans doute nécessaire de revoir son approche budgétaire. C'est en tout cas ce qui est ressorti de l'enquête annuelle de la DFCG et de PwC sur les priorités 2023 des directions financières. « Depuis le Covid, le contexte d'incertitude a mis sous tension les dispositifs prévisionnels des directions financières. Dans le cadre de notre enquête, nous leur avons donc demandé si elles envisageaient de faire évoluer leur approche budgétaire. 82% nous ont répondu par l'affirmative !», note Emmanuel Millard, le président de la DFCG.

Il identifie plusieurs leviers potentiels pour mieux travailler ses prévisionnels dans ce flou ambiant. Le rolling forecast d'abord, qui avec un ajustement mensuel dans certaines entreprises, permet d'intégrer les nouveaux éléments. « Selon notre enquête 40% des directions financières voudraient le mettre en place. Aujourd'hui, elles sont très peu nombreuses en réalité ». Deuxième option possible : la présentation de plusieurs scenarii à la direction et aux parties prenantes, du plus pessimiste au plus flatteur. « Cette option a l'avantage de sensibiliser immédiatement aux risques d'un dérapage du coût de l'énergie ». Troisième levier évoqué par les directions financières dans cette enquête pour adapter leur approche budgétaire à l'incertitude : l'analyse prédictive. Emmanuel Millard évoque aussi la voie d'une approche sans budget, avec la simple mise en place d'indicateurs clés.

Et puis, enfin la voie classique : « On refait tout et on recommence le budget lorsque de nouvelles données arrivent ». Une voie assez usuelle mais chronophage.

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