Quelques grammes de finesse dans le monde des prix de transfert
Dans une décision récente(1), le Conseil d'Etat invalide une analyse simpliste en prix de transfert, fondée sur l'opposition entre l'entrepreneur principal et l'entité routinière. Prise a contrario, cette décision souligne l'importance, pour les contribuables, de disposer d'une analyse fonctionnelle précise pour défendre leur politique de prix de transfert.
Des methodes de prix de transfert souvent fondées sur la marge d'une entité...
Les méthodes de prix de transfert utilisées par les contribuables sont le plus souvent des méthodes unilatérales, fondées sur la marge de l'une des entités à la transaction. En pratique, le prix de la transaction est réputé normal si l'une des entités à la transaction réalise une marge conforme à celle que réaliserait une entreprise indépendante comparable.
Lorsqu'une de ces méthodes est retenue, le niveau de marge à attribuer à l'entité est fixé par référence à une étude économique (ou benchmark), qui analyse les marges de sociétés indépendantes comparables.
Pour déterminer l'entité dont la marge doit être encadrée par un benchmark, les notions d' « entrepreneur » et d'entreprise de « routine » sont des concepts clés. En effet, c'est à l'entreprise réputée routinière dans le contexte des prix de transfert que sera garantie une marge, par exemple sur ses coûts. L'entreprise qualifiée d' « entrepreneur » réalisera le profit ou la perte résiduels après que le routinier aura dégagé une marge conforme à son profil. Ces concepts sont repris par la doctrine de l'administration.
...et au coeur de l'affaire RKS
La société RKS a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2009 et 2010. L'administration a remis en cause la politique de prix de transfert du groupe, estimant que les marges très basses réalisées par RKS au cours de ces exercices (-10% en 2009, -22% en 2010) étaient anormales et constituaient un transfert de bénéfices hors de France. Le raisonnement de l'administration a été le suivant :
- RKS n'est pas l'entrepreneur principal au sein du groupe mais joue simplement le rôle d'une entité de production routinière ;
- Du fait de son profil fonctionnel d'entité de production routinière, RKS n'a pas vocation à supporter des pertes mais devrait au contraire réaliser une marge comparable à celle d'entreprises similaires exploitées normalement.
L'administration fiscale a ainsi sélectionné un échantillon de 8 sociétés françaises indépendantes et prétendument comparables à RKS et a conclu de l'étude de ce panel que RKS aurait dû réaliser un niveau de marge nette de 2,33% en 2009 et de 2,63% en 2010, niveaux auxquels l'administration a donc redressé la société.
Une analyse binaire trop simpliste pour les juges
Si la Cour Administrative d'Appel (CAA) de Versailles a suivi le raisonnement de l'administration(2), il n'en a pas été de même du Conseil d'Etat (CE), pour qui la CAA a commis deux erreurs :
- Tout d'abord, elle s'est bornée à constater que RKS n'était pas l'entrepreneur principal, sans rechercher si son profil fonctionnel ne permettait pas de justifier qu'elle puisse supporter des pertes.
- Ensuite, elle n'a pas répondu aux arguments de RKS qui expliquait que ces pertes étaient liées à la matérialisation d'un risque stratégique lié à son choix de réorienter son unique activité vers le secteur de l'éolien
Le CE refuse donc une approche qu'il juge exagérément binaire en l'espèce, où une société ne peut être qu'entrepreneur principal ou entité de routine, et exige une analyse plus circonstanciée qui laisse la place à des profils fonctionnels plus nuancés. On pourra observer que cette approche plus fine ne contredit pas les recommandations de l'OCDE en la matière. Ses Principes, qui font référence en prix de transfert(3), privilégient le choix de la méthode la plus appropriée aux circonstances sans aucune forme de déterminisme.
Le refus de cette approche binaire semble également mieux refléter la réalité de la diversité des profils des entreprises : si la dichotomie entrepreneur principal / entités de routine peut correspondre à l'organisation opérationnelle de certains groupes, rien ne permet de supposer que c'est automatiquement le cas dans tous les groupes, ni que cette configuration serait la configuration « par défaut » ou « normale » des groupes internationaux. Cette approche s'inscrit aussi dans le prolongement de jurisprudences qui ont validé l'application de méthodes de prix de transfert autres que celle garantissant un niveau de résultat d'exploitation à l'une des entités – par exemple, des méthodes de partage des bénéfices ou fondées sur des marges brutes.
Conséquences pratiques pour les entreprises
Cette solution souligne à nouveau l'intérêt pour les entreprises de préparer et documenter des analyses fonctionnelles précises pour défendre au mieux leurs prix de transfert en cas de contrôle fiscal – un travail d'autant plus important que l'administration fiscale, de son côté, va de plus en plus loin dans ses propres analyses, parfois avec succès.(4)
Pour en savoir plus
Serge Lambert, avocat manager et fait partie de l'équipe Prix de Transfert du cabinet Fidal
Valentin Lescroart, avocat associé au sein du cabinet Fidal, où il codirige le département Prix de Transfert
[1] CE, 04/10/2021, n°443130, Sté RKS
[2] CAA Versailles, 22 juin 2020, no.18VE02848
[3] OCDE (2017), Principes de l'OCDE applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2017, Éditions OCDE, Paris.
[4] Voir, récemment, TA Montreuil 14 janvier 2021 n° 1812789, Sté Engie (https://www.daf-mag.fr/thematique/fonction-finance-1242/gouvernance-strategie-2125/breves/prix-transfert-administration-manque-pas-energie-366503.htm)
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