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[Interview] "La compléxité c'est passionnant !" Bruno Vibert, CFO Groupe de Technip Energies

Tombé très tôt dans le secteur de l'énergie, Bruno Vibert n'en est plus ressorti tant les opérations complexes, les évolutions de marché et les réorientations stratégiques le passionnent.

Publié par Camille George le - mis à jour à
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[Interview] 'La compléxité c'est passionnant !' Bruno Vibert, CFO Groupe de Technip Energies

>Parlez-nous un peu de votre parcours pour commencer...

J'ai un parcours qui combine salariat et entrepreneuriat, France et international, petits et grands projets ; mais j'ai une constante : ma passion pour le secteur de l'énergie. J'ai d'abord passé 10 ans en audit externe et me suis très vite orienté vers le secteur de l'énergie. Je me suis ensuite lancé dans l'aventure entrepreneuriale en créant une structure de conseils financiers avec un éventail de missions assez variées qui allaient de management par intérim, de formations financières pour les sociétés énergéti-ques à des missions d'expertises indépendantes pour des évaluations en vue d'opérations de M&A, des arbitrages internationaux ou dans des litiges. Le domaine de l'énergie est passionnant, car il mêle une composante stratégique, voire géo-stratégique, aux progrès technologiques et à de projets d'infrastructure ou de capitalisation. De plus, au-delà des aspects marché, des risques, et de la volatilité liée aux matières premières, le secteur de l'énergie regroupe un écosystème d'acteurs diversifiés, que ce soit les énergéticiens, les États, les organismes de financement, les prestataires de la chaîne logistique, etc. Donc, d'un point de vue financier, un mix qui représente beaucoup d'intérêt.

>Comment en êtes-vous venu à intégrer les équipes de Technip ?

J'ai commencé à intervenir chez Technip pour une mission d'audit aux États-Unis, puis j'ai passé la frontière en 2014 en intégrant les équipes US de Technip pour l'activité de la zone Amérique du Nord pendant 18 mois, afin de remettre certains process sur les rails. Je supervisais tout ce qui touchait à la comptabilité, la trésorerie, le reporting... des équipes nord-américaines. Au bout de 18 mois, en 2016, ma mission étant essentiellement terminée pour les équipes sur place, j'ai repris la direction financière du projet Yamal, gros projet en Arctique russe de gaz naturel liquéfié dont Technip était maître d'oeuvre en partenariat avec deux sociétés japonaises. Ce projet a été bouclé 12 mois avant la date contractuelle prévue, ce qui n'arrive jamais d'ordinaire pour des projets de ce type, en restant dans le budget de surcroît. C'était un succès de réalisation technique, opérationnel, financier pour le client et pour Technip. Ce projet étant en bonne voie de complétion, j'ai commencé à intervenir sur le segment onshore/offshore, ce qui coïncidait à peu près avec la fusion avec FMC Technologies ; 4 ans plus tard, quand s'est décidée la scission entre Technip Energies et Technip FMC, en août 2019, j'ai accepté de prendre les fonctions de CFO de la nouvelle structure Technip Energies. La scission a été initiée en août 2019, puis mise en pause en mars 2020 du fait de la Covid, des premiers confinements, des problématiques de marché... Pour être réinitiée en janvier 2021 et réalisée en février 2021.

>Une scission n'est jamais simple, surtout à l'échelle d'un tel groupe... Quelles ont été les étapes clés ?

Il a d'abord fallu préparer tout l'aspect opérationnel : systèmes informatiques, trésorerie, systèmes de reporting, ressources humaines... S'assurer que tout le monde a été affecté et que cela a un sens, s'assurer que les contrats et tous les actifs de chaque groupe ont été bien répartis dans chaque ensemble. C'est un premier aspect pratique très opérationnel, mais essentiel. Cela concernait pour Technip Energies à peu près 15 000 personnes dans 34 pays et 6,5 milliards d'euros, et pour Technip FMC à peu près le même chiffre d'affaires et 20 000 personnes opérant dans plus de 40 pays.

Le projet était complexe d'un point de vue opérationnel, y compris pour l'activité de Technip Energies en France qui avait des activités support restées chez Technip FMC et des activités onshore/offshore. Ainsi, dans chaque pays, il fallait détourer les actifs des contrats entre ce qui relevait de Technip Energies et de Technip FMC. Les aspects réglementaires et boursiers sont également très importants, puisque Technip FMC est une société de droit anglais, cotée aux US et en France, et Technip Energies une société de droit néerlandais dont le siège est en France, mais cotée à Paris et avec un programme d'ADR (American depositary receipt [titre négociable qui permet aux entreprises étrangères d'avoir une cotation à Wall Street, ndlr]). Il y avait donc des aspects réglementaires différents entre la SEC (Security and Exchange Commission), l'AFM qui est l'équivalent néerlandais de l'AMF (Autorité des marchés financiers) et aussi avec le Royaume-Uni pour ce qui est de la taxation des dividendes.

Outre ces aspects financiers et réglementaires non nuls, il fallait également border l'aspect marché actions et capitaux, puisque l'opération s'est traduite par un versement en dividendes des titres Technip Energies aux actionnaires Technip FMC pour 50,1 % ; Technip FMC qui détenanit 40,9 % à la suite de l'opération de spin-off, a ensuite vendu ses titres progressivement sur les marchés, au point de ne plus être, à ce jour, actionnaire de Technip Energies. Technip FMC avait une base d'investisseurs à 80 % américaine qui s'est rapidement rééquilibrée entre les États-Unis, la France, l'Europe continentale et le Royaume-Uni. Une belle opération en somme ! Le tout dans un contexte marqué par la Covid, donc avec énormément d'échanges à distance.

>La relation investisseurs en a forcément été affectée, comment avez-vous géré ce phénomène ?

Tout s'est passé à distance, en visio, qu'il s'agisse du « capital market day » à l'ensemble des réunions et roadshows. Des conditions contraignantes et exigeantes, en particulier pour une nouvelle équipe - composée notamment du CEO Arnaud Pieton et moi-même - qui devait asseoir sa crédibilité en interne et en externe, vis-à-vis des analystes et des investisseurs. C'est plus difficile à faire à distance, mais cela a aussi eu l'avantage de nous permettre d'aller plus vite et de voir plus de monde. Dans la journée, on pouvait commencer par l'Australie et finir par la Californie, et ainsi toucher beaucoup d'investisseurs. Sur le roadshow qui a duré un peu plus de dix jours, nous avons pu rencontrer plus de 200 investisseurs, ce qui aurait été impossible en présentiel. On voit d'ailleurs aujourd'hui qu'on panache beaucoup plus facilement des roadshows physiques et en visio, ce qui est finalement une très bonne chose, aussi bien pour les émissions de CO2 évitées que pour le temps gagné.

>Comment se compose l'actionnariat de Technip Energies ?

Sur la première année, notre base actionnariale a changé sur plus des deux tiers. C'est significatif, ce qui implique d'instaurer un agenda relation investisseurs très fort dans les premiers mois. Pendant le roadshow, nous avons eu plusieurs cas de figure : des investisseurs Technip FMC basés aux États-Unis ou en Europe qui souhaitaient rester parce qu'ils croyaient en notre histoire et en nos perspectives, des investisseurs historiques sortis de Technip FMC, puis revenus à cette occasion, et de nouveaux investisseurs entrés au capital, attirés par les perspectives que Technip Energies pouvait offrir en matière de transition énergétique. Parmi ces nouveaux investisseurs, le fonds hollandais Hal Trust est d'ailleurs notre plus gros investisseur actuel avec quasiment 12 % du capital. Globalement nous avons un actionnariat diversifié autant en termes de type d'investisseurs que de zone géographiques.

>Vous avez fait de la transition énergétique un axe stratégique. Quel est votre positionnement exactement ?

On dit souvent chez nous que la transition énergétique n'est pas un risque, mais une opportunité parce que c'est notre métier. Historiquement, notre coeur de compétence consiste à concevoir des infrastructures, gérer des projets, intégrer des technologies dans des ensembles industriels, et transformer les molécules issues d'hydrocarbures. Ces mêmes compétences peuvent être transposées à la transition énergétique, par exemple pour faire du raffinage à partir d'huiles de seconde génération, de l'hydrogène vert, de la biochimie et des biocarburants, transformer et/ou capter le CO2. Beaucoup des besoins de transition énergétique correspondent aux domaines de compétence de Technip Energies. D'où un positionnement que l'on considère idéal par rapport à ce développement de marché avec une volonté d'accélérer, d'investir dans les nouvelles technologies, que ce soit l'éolien flottant, la biochimie et autres.

C'est une opportunité parce que ce sont des marchés de croissance. Nous avons défini quatre piliers pour la transition énergétique, le premier étant le gaz, qui est selon nous une solution intermédiaire à cette transition. Cela reste une énergie carbonée, mais parmi les plus propres. Qui plus est, nous avons la capacité de décarboner la production de gaz naturel liquéfié. Notre deuxième pilier concerne les solutions de décarbonation, comme l'efficacité énergétique, la capture, le stockage du carbone ou encore l'hydrogène bleu qui permet de décarboner la pétrochimie. Le troisième pilier comprend les activités de chimie durable, comme la biochimie, les biocarburants ou encore la circularité comme le recyclage des plastiques. Enfin, le dernier pilier englobe les solutions énergétiques sans carbone tels que l'éolien offshore flottant ou l'hydrogène vert et ses dérivés.

>Quid de la sobriété ? Verdir l'énergie, c'est bien, mais ne faudrait-il pas aussi moins consommer ?

La sobriété passe notamment par l'efficience des opérations. Dans la manière de réaliser nos projets et de les penser, nous devons viser des objectifs toujours plus vertueux et moins énergivores. Cela fait partie de notre feuille de route ESG et cela passe, par exemple, par notre stratégie en matière d'achats et de nos méthodes de sourcing. De plus, pour les technologies que l'on détient, cela peut passer par des programmes d'investissements en recherche et développement pour en améliorer l'efficience. Notre budget d'investissement et de développement a augmenté de plus de 30 % par rapport à l'année dernière et d'ici 2025, 100 % de ce budget sera lié à la transition énergétique, notamment afin d'améliorer l'efficience des process. Par exemple, pour que là où l'on avait besoin de douze fours, on puisse le faire avec six demain.

>Quel est le rôle de la direction financière et du CFO dans cette stratégie-là ?

Je pense qu'il y a deux aspects : il y a le rôle de la direction financière classique qui va être le reporting et la mesure de performance, ensuite il y a un rôle stratégique de garant de la création de valeurs à long terme. Surtout lorsqu'on a une transition telle qu'on la vit actuellement puisqu'il y a beaucoup de nouveaux business models à inventer, des investissements à réaliser dans de nouvelles technologies, des tendances de marché à anticiper. De même, savoir positionner l'entreprise dans ce nouvel écosystème, sur ces nouveaux marchés et savoir maximiser la valeur de l'entreprise fait pleinement partie du rôle de la direction financière. C'est passionnant !

Cela nécessite, pour l'ensemble de la direction financière, de ne pas fonctionner en silo et d'être en proximité avec les opérationnels pour maîtriser les risques, les évaluer, y répondre. Notre entreprise gère des projets hautement complexes avec des technologies spécifiques, tout en étant multisites et multipays. Cela implique de parler régulièrement aux directeurs projets en particulier lors de la phase amont avant la soumission des offres pour connaître l'exécution des projets, sachant qu'un projet peut s'étaler sur 8 ans. Tous les mois, nous faisons un point avec les équipes projets pour comprendre les risques, les niveaux de réalisations afin d'anticiper les différentes problématiques.

Au-delà des projets, il revient aussi à la direction financière de comprendre les tendances de marché. Vers où vont les clients ? Que font les concurrents ? Où devons-nous être pour avoir toujours un coup d'avance ? Le rôle du directeur financier est aussi de traduire la performance opérationnelle. Il faut la comprendre pour pouvoir l'expliquer aux marchés. Il faut évaluer pour maîtriser les risques nouveaux qui évoluent, on l'a vu avec la Russie, avec l'inflation, avec les contraintes logistiques au moment de la Covid. Que ce soit en interne ou en externe, on est garant de la création de valeur à long terme. Certes, on a un reporting trimestriel, mais vis-à-vis du conseil d'administration, de nos actionnaires, de nos sous-traitants, de nos clients, on doit être en mesure d'offrir les solutions qui seront pertinentes dans 3, 5 ou 10 ans.

>Comment êtes-vous structurés pour assurer cette proximité opérationnelle et cette vision à long terme ?

La direction financière chez Technip Energies compte environ 700 personnes dans le monde. Nous avons une équipe centrale avec toutes les fonctions régaliennes classiques : taxes, trésorerie, relation investisseurs, contrôle interne, audit interne, avec une équipe relativement simple. C'est un aspect bénéfique de la scission, cela nous a permis de construire une organisation adaptée à nos besoins, en capitalisant sur ce qui existait, tout en améliorant ce qui pouvait l'être.

Une organisation classique avec un aspect finance opérationnelle très développé, avec une activité contrôle financier centralisée et épaulée dans chaque entité, grâce à des contrôleurs financiers qui suivent les projets en matière de planning et de coûts. Des ingénieurs évaluent en permanence les projets et leurs conditions d'exécution afin d'évaluer les ressources et les besoins. Il est important d'avoir le coût estimé d'un projet, car cela peut aller de quelques centaines de millions au milliard, voire plus rarement à quelques milliards. Bien sûr, ces coûts évoluent en fonction de l'inflation, des opportunités, des projets. Ces équipes sont donc clés et reportent à la direction financière pour nous donner une vision très opérationnelle, avec une estimation précise des coûts et des marges sur chaque projet.

L'essentiel des effectifs de la direction financière se situe au niveau des opérations rattaché à un pays ou une business line, avec une organisation matricielle des zones géographiques et quatre business lines plus transversales. Ces dernières, orientées marchés, bénéficient d'équipes financières dédiées pour répondre à leurs besoins spécifiques.

Un des aspects bénéfiques de la pandémie est que toute mon équipe n'a pas besoin d'être à Paris. Mon responsable des relations investisseurs est à Londres, mon responsable de l'audit interne en Inde, etc. Ce qui me permet d'avoir accès à des ressources et compétences et d'offrir des carrières à mes collaborateurs sans forcément passer par la case expatriation. D'un point de vue maîtrise des coûts et plan de carrière, c'est intéressant.

>De quelle façon les crises successives Covid, inflation, guerre en Ukraine impactent-elles votre activité ?

L'année dernière, la Russie représentait un peu plus de 35 % de notre CA et, en fin d'année, environ 23 % du carnet de commandes du groupe. Pour nous, pour nos investisseurs, cela a été un point d'attention assez important. Notre cours de bourse a perdu 40 % les 15 premiers jours de la guerre en Ukraine, donc oui, cela a eu un impact. Très vite, tout de suite, on a « posé le crayon » sur les nouvelles opportunités commerciales sur lesquelles on travaillait en Russie. Il est impossible d'imaginer conclure de nouveaux contrats en Russie étant donné le contexte. Bien sûr, il a fallu gérer les projets existants. Il s'agissait de respecter l'environnement réglementaire des sanctions qui ont été évolutives avec les différents trains de sanctions européennes, américaines, canadiennes. Mais nous avions aussi des obligations contractuelles à gérer. Aujourd'hui, il nous reste un projet pour lequel les activités soumises à sanction ont bien évidemment été arrêtées et nous sommes en train d'en organiser la sortie ordonnée.

Après avoir dû affronter la Covid et commencé à gérer l'inflation, s'est ajoutée la crise en Ukraine... Le monde du projet n'est constitué que de gestion de crise, de changements et d'inattendus. Faire face à ces défis fait partie de notre ADN. Donc, oui, ces situations nous oblige à nous réorienter, mais là encore, cela peut se transformer en opportunité. On gère les défis actuels sans perdre de vue les évolutions futures. C'est grâce à cela que nous avons rebondi assez rapidement. De plus, nous avons un carnet de commandes, un bilan solide, ce qui nous permet de faire cette transition sans écueil.

Concernant l'inflation, elle est essentiellement gérée dans la partie amont de présoumission de nos offres et de nos prix. C'est une couverture naturelle, lorsqu'on soumet une offre, il y a des offres fermes de nos sous-contractants en face, cela garantit l'attribution des contrats. Il existe toujours des aléas et de la volatilité, il faut donc rester discipliné et transparent. C'est ce qui caractérise la réussite de Technip Energies depuis 60 ans. Cela transparaît aussi dans notre démarche ESG. On ne fera pas la transition énergétique seuls, mais avec nos sous-contractants et nos clients. L'un des risques, au cours des différents épisodes de crise, était la rupture de contrat de nos fournisseurs, or, aucun fournisseur n'a rompu son contrat. Les rapports au sein de l'écosystème sont sains. C'est ce qui permet de trouver les bonnes solutions en situation de crise. Malgré la pression court terme, il faut maintenir une trajectoire long terme pour s'affranchir de cette pression-là. Oui, il y aura une certaine volatilité et il y aura à répondre à des besoins, mais si l'on reste aligné sur notre feuille de route et si l'on a démontré trimestre après trimestre qu'on délivrait et qu'on était sur la bonne trajectoire, normalement les investisseurs nous donneront le crédit de ce long terme.

>Selon vous, quel sera le prochain challenge de la fonction ?

Pour moi, le prochain challenge se situe dans le sustainability reporting, donc de l'extra-financier. Domaine dans lequel il faut inventer de nouveaux modèles. La valeur financière ne sera plus la seule à compter. Le CFO va devenir un CVO, chief value officer. Qu'il le veuille ou non, il va devoir répondre à de nouveaux besoins. Cela a déjà commencé en intégrant de nouveaux critères complémentaires, parfois contradictoires avec les critères financiers, mais c'est ce qui est passionnant !

>Si vous aviez un conseil à donner à un jeune directeur financier qui débute, ce serait...

Passionnez-vous pour les opérations, les normes, les risques, etc. Il faut comprendre les opérations pour pouvoir les expliquer aux investisseurs, aux analystes financiers, aux contrôleurs fiscaux. Ne travaillez pas en silo, restez curieux et ouverts, n'hésitez pas à aller au-delà de la finance pure.

Technip Energies

Activité : société d'ingénierie et de technologies spécialisée dans le secteur de l'énergie

Forme juridique : SAS

CEO : Arnaud Pieton

CFO : Bruno Vibert

Siège : La Défense Nanterre (92)

Effectif total : 15 000

CA 2021 : 6,5 milliards d'euros

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