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Alain Capestan (Voyageur du monde), de la finance au voyage responsable

Comment cinq amis et ex-collègues d'une société de la finance ont-ils réussi le pari de devenir leaders du voyage responsable ? Réponse avec Alain Capestan, cofondateur et directeur général du groupe Voyageurs du Monde.

Publié par Christina DIEGO le | mis à jour à
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Alain Capestan (Voyageur du monde), de la finance au voyage responsable
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Comment est née l'idée de créer le groupe Voyageurs du Monde, aujourd'hui constitué de 10 marques, telles que Terres d'Aventure ou Nomade Aventure ?

Nous fêterons, l'année prochaine, le trentième anniversaire de cette aventure entrepreneuriale. Dès l'origine, le groupe s'est structuré autour de plusieurs entités, chacune dotée d'un rôle spécifique au sein d'une stratégie globale articulée autour de deux métiers fondamentaux : le voyage sur mesure et le voyage d'aventure.

Le point de départ s'amorce en 1991, avec la reprise d'un petit voyagiste nommé Désert, spécialisé dans l'organisation de séjours dans les zones désertiques. Je travaillais dans une entreprise cotée en Bourse Fininfo, où j'ai rencontré mes quatre comparses. À ce moment-là, il nous manquait une dimension essentielle : l'esprit d'entreprise, le désir de bâtir quelque chose qui nous ressemble.

Les valeurs qui nous animaient au départ se sont peu à peu incarnées dans notre manière de structurer et de développer les différentes sociétés du groupe. Elles se traduisent dans notre relation aux partenaires locaux, dans notre engagement auprès de nos collaborateurs, mais aussi dans le principe fondamental pour nous du partage de la richesse créée. Membre de l'association Agir pour un tourisme responsable (ATR), Voyageurs du Monde est cotée en Bourse.

Comment êtes-vous devenus amis-associés ? Quels sont vos profils ?

J'ai suivi une formation orientée en économie, finance et marketing à l'Université Paris-Dauphine, je m'occupe principalement des opérations de fusions-acquisitions du Groupe. L'un de nos associés, Frédéric Moulin, est informaticien de formation et directeur IT du Groupe. Nous comptons également un ingénieur, Loïc Minvielle, diplômé de l'École centrale, directeur général délégué de Comptoir des Voyages, ainsi que deux actuaires issus de l'Institut supérieur de statistique de l'Université de Paris, que sont Jean-François Rial actuel président-directeur général de Voyageurs du Monde et Lionel Habasque, président de Terres d'Aventure.

Nous partageons aussi des moments forts, tels que la traversée de l'Annapurna. La photo qui se trouve derrière vous a été prise au col de Thorong, à 5 500 mètres d'altitude. Ces expériences nourrissent notre cohésion et renforcent les liens.

Comment passe-t-on du monde de la finance au tourisme responsable ?

Trois mots résument bien notre démarche : ensemble, amitié et sens. C'est avant tout l'histoire d'un groupe d'amis rassemblés autour d'un projet porteur de sens, fondé sur des valeurs qui nous sont essentielles. Le tout, dans un environnement - le voyage -, où l'on a choisi de s'émanciper d'une approche purement financière. La finance n'y est plus une finalité, mais un moyen au service du projet, c'est un point fondamental.

Quels sont les enjeux financiers du voyage sur mesure face aux annonces du président Trump sur les taxes des produits étrangers ?

Dès qu'un événement survient à l'échelle mondiale, nous sommes nécessairement concernés. Notre principale préoccupation actuellement concerne bien les États-Unis, où certains de nos clients refusent désormais de se rendre, en réaction à la politique du président Trump. Cela dit, cette destination ne compte que pour 5 % de notre volume total de ventes. En outre, pour la saison en cours, les inscriptions sont déjà largement effectives. Ainsi, même si nous observons une baisse, elle resterait limitée à 2 ou 3 % du chiffre global, ce qui demeure marginal. Ce qui m'inquiète davantage, en revanche, c'est la portée des décisions de M. Trump sur l'économie mondiale. Son attitude contribue à déséquilibrer des mécanismes économiques fragiles, avec pour conséquence première un impact sur les populations les plus vulnérables. Ce type de politique crée une incertitude structurelle qui freine l'investissement et bride les capacités de développement des entreprises. Ce qui se joue ici dépasse largement notre structure : cela concerne toutes les entreprises et, au fond, l'équilibre du monde entier.

Comment mesurez-vous l'impact de votre concept sur les populations locales qui reçoivent les éco-voyageurs ?

Nous avons mis en place une grille d'analyse élaborée initialement avec le concours de la junior entreprise d'HEC, il y a une quinzaine d'années. Elle a pour objectif de mesurer, selon la nature des voyages que nous proposons, la part des flux économiques qui demeure dans les destinations concernées, leur impact local.

Les résultats montrent un taux relativement élevé : environ 65 à 66 % de l'ensemble de nos achats liés à la prestation de voyages sont effectués à l'étranger. Autrement dit, près des deux tiers des dépenses engagées dans le cadre de nos offres profitent directement aux économies locales.

Mise à part la composante aérienne, plus de la moitié des prestations restantes sont des services terrestres achetés localement comme les hébergements, excursions, salaires de guides, logistique sur place, etc. Nos clients étant majoritairement itinérants, ils ne séjournent pas dans un même lieu pendant une semaine ou quinze jours, mais se déplacent régulièrement, souvent par leurs propres moyens. Ce mode de voyage induit une distribution économique diffuse, puisqu'à chaque étape, les voyageurs consomment - dans des restaurants, des commerces locaux, pour des activités -, injectant ainsi des flux économiques successifs dans différents territoires.

Un autre aspect fondamental de notre engagement concerne notre politique fiscale. Lorsque nous disposons de structures à l'étranger et que nous y réalisons des profits, nous acquittons l'impôt localement, sans avoir recours à des montages d'optimisation fiscale. En effet, le paiement de l'impôt dans les pays où l'activité est exercée constitue une forme essentielle de redistribution, en permettant aux États concernés d'investir dans leurs infrastructures, leurs systèmes éducatifs ou de santé.

Certifiée B Corp, l'entreprise définit sa raison d'être. Quelle place occupe la RSE dans le groupe ?

La démarche de définir une raison d'être a été validée par le Conseil d'administration, et sa publication est désormais imminente. Cette raison d'être s'articule autour de trois grands axes.

Le premier concerne le partage des richesses créées par l'entreprise, avec l'instauration de règles claires de redistribution des résultats au bénéfice de l'ensemble de nos équipes.

Le deuxième est celui de l'altérité, entendue comme la reconnaissance de l'autre, notamment dans nos destinations.
Il s'agit de veiller à un traitement équitable de nos prestataires, qu'ils soient situés à l'étranger ou en France, et plus largement de tous les partenaires des différentes entités du groupe.

Enfin, le troisième porte sur la réduction de notre empreinte environnementale, en particulier en matière d'émissions de CO2. Bien que nous ne soyons pas directement émetteurs, nos activités incitent nos clients à se déplacer, et nous portons donc une part de responsabilité. À ce titre, nous nous efforçons de les conseiller de manière éclairée pour réduire au maximum leur impact carbone. Ce qui ne peut être évité, nous nous engageons à le compenser, notamment à travers des programmes de reforestation, dans une logique de limitation des effets induits sur la planète.

Comment cela se traduit-il concrètement ?

Nous avons mis en place un fonds de dotation qui porte les actions de reforestation, mais également par la formation de nos équipes et la création d'outils technologiques adaptés. Sur ce point, l'IT et les systèmes d'information jouent un rôle central. Nous exploitons notamment les données issues des GDS (« Global Distribution Systems »), qui nous transmettent toutes les informations relatives aux réservations de billets d'avion. Ces flux intègrent désormais un indicateur sur le niveau d'émissions de CO2 généré par un vol, selon plusieurs paramètres : le type d'appareil utilisé, son ancienneté, son taux moyen de remplissage, la répartition entre classes économiques et affaires, ou encore la typologie du constructeur (Airbus, Boeing, etc.). Ainsi, pour un vol Paris-Rio avec une même compagnie, le choix de l'appareil peut faire varier significativement l'empreinte carbone. Cette information, une fois identifiée, peut être communiquée au client pour l'orienter vers l'option la plus sobre en carbone.

À ce titre, le rapport d'activité 2024 précise que 2,3 millions du budget annuel sont octroyés au fonds de dotation. Dans quels objectifs ?

En effet, près de deux millions d'euros sont directement consacrés au financement de programmes de reforestation. Nous intervenons en tant que co-investisseurs aux côtés du fonds Livelihoods, reconnu pour son action en faveur du développement de projets de reforestation à grande échelle. Le fonctionnement de ces fonds repose sur une logique particulière : ils activent à leur bilan les crédits carbone générés par les projets, intégrant ainsi une dimension financière à l'impact environnemental. Notre approche, en revanche, diffère radicalement. Les crédits carbone issus de nos investissements ne sont ni comptabilisés, ni commercialisés. Concrètement, chaque entreprise du groupe effectue un don de mécénat à notre fonds de dotation. Ce dernier investit ensuite dans les projets de reforestation. En retour, il reçoit progressivement des crédits carbone, au fil de la croissance des plantations. Mais ces crédits sont systématiquement détruits : ils ne sont en aucun cas revendus ni réinjectés dans des mécanismes de compensation tiers. Ils sont annulés, garantissant ainsi qu'ils ne serviront pas à d'autres pour se soustraire à leurs propres efforts de réduction d'émissions. Cette démarche vise à préserver l'intégrité environnementale de notre engagement, sans contrepartie commerciale.

La répartition de la valeur créée est un second pilier très important du groupe. Il existe une répartition assez similaire entre les actionnaires et les salariés (22 millions versus 19). Pouvez-vous nous parler de ces choix ?

En effet, nous reversons en moyenne environ 20 % du résultat avant impôt à nos salariés. Ce mécanisme de redistribution s'inscrit dans une logique d'équilibre. Avec un taux d'impôt sur les sociétés désormais fixé à 25 %, la part versée à l'administration fiscale équivaut, à peu de chose près, à celle allouée aux salariés. De la même manière, la rému-
nération des actionnaires se situe dans une fourchette comparable. Ainsi, les flux sont répartis de manière équilibrée entre ces trois grandes parties prenantes : les salariés, l'État et les actionnaires - avec des écarts qui, d'une année sur l'autre, ne dépassent généralement pas un ou deux millions d'euros. Le solde est conservé au sein de l'entreprise afin de soutenir le développement, financer les investissements futurs et maintenir une dynamique de croissance responsable.

En effet, la part dédiée aux investissements est la plus importante (30 millions). Quels sont les enjeux ?

Notre développement repose certes sur des opérations de croissance externe, mais également sur des investissements significatifs de maintien, notamment dans le domaine des systèmes d'information. Nous consacrons d'importants efforts à l'amélioration continue de nos outils de gestion. Chaque année, nous devons également réinvestir dans l'activité vélo. Cela représente entre deux et quatre millions d'euros consacrés à l'achat de nouveaux vélos et d'équipements, en raison de l'usure naturelle du parc. À cela s'ajoutent des investissements immobiliers, comme récemment à Zurich, où nous avons implanté une nouvelle structure, avec un local adapté, installé des équipes, ce qui a mobilisé, là encore, plusieurs millions d'euros.

Par ailleurs, nous poursuivons un programme actif de croissance externe, déjà amorcé par le passé, principalement axée sur l'international. Nous étudions actuellement plusieurs dossiers pour renforcer notre dimension internationale, plus rapidement qu'une expansion uniquement organique.

Quelle est la stratégie d'investissement envisagée à court terme ?

Notre stratégie consiste à reprendre des opérateurs implantés dans des pays anglo-saxons, germanophones ou italophones, exerçant une activité comparable à la nôtre. L'objectif est de leur apporter nos compétences, nos savoir-faire, nos outils IT, et de les accompagner dans leur développement. Cela permettrait aussi d'accroître la part de clientèle étrangère dans notre portefeuille, encore aujourd'hui très majoritairement française (environ 65 %). Nous visons à ramener cette dépendance sous la barre des 50 %, afin de mieux diversifier notre risque économique. Cette orientation stratégique s'inscrit dans le contexte plus large de tensions et d'incertitudes économiques mondiales, auxquelles elle offre une réponse pertinente. La diversification géographique devient ainsi une forme de résilience.

Enfin, nous tenons à conserver des réserves financières significatives, comme cela a été le cas durant la crise sanitaire. Cette prudence nous a permis de maintenir l'intégralité des effectifs pendant la période du Covid. En cas de nouvelle crise majeure, nos collaborateurs savent que nous disposons des moyens nécessaires pour préserver l'emploi, et donc les compétences, qui constituent la principale richesse d'un groupe de services comme le nôtre.

Comment envisagez-vous ces ambitions de développement dans le contexte mondial actuel ?

J'espère vivement que notre développement à l'international connaîtra une accélération significative. Je demeure profondément attaché à l'idée que le voyage est un acte de bienveillance, une démarche qui consiste à aller à la rencontre de l'autre pour tenter de mieux le comprendre. Cette dynamique contribue, à sa manière, à apaiser les tensions et à réduire les conflits dans le monde. -

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