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"Le daf doit accepter et assumer d'être la mouche du coche du dirigeant"

Présenté comme chef d'orchestre ou copilote du dirigeant, le Daf n'est pourtant pas toujours entendu. Que faut-il pour devenir incontournable ? Les conseils d'Arnaud Marion, spécialiste en transformation et fondateur de IHEGC*.

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'Le daf doit accepter et assumer d'être la mouche du coche du dirigeant'

> De votre fenêtre, que voyez-vous à l'oeuvre au sein des entreprises en ce moment ?

Aujourd'hui, tout le monde est confronté à un nouveau contexte. Avant, la situation était assez binaire, elle était bonne ou mauvaise, les entreprises étaient soit dans une situation normative soit en difficulté. Aujourd'hui, nous sommes tous confrontés à quelque chose de nouveau qui est l'incertitude, qui peut toucher, déstabiliser, voire mettre à terre une entreprise ou une activité du jour au lendemain sans qu'il y ait un élément fondamental déclencheur direct. La crise des promoteurs immobiliers, par exemple, est un effet domino de la hausse des taux, qui elle-même est une conséquence de l'invasion des Russes en Ukraine. Cela a généré des restrictions de crédit liées au taux de l'usure, puis, compte tenu de l'incertitude globale, beaucoup moins de crédits, donc beaucoup moins de réservations, conduisant à une crise en cascade. Ainsi, parier sur l'avenir le plus probable est en fait une illusion de la certitude. Rien n'est écrit à l'avance, tout peut basculer sur un fait parfois indirect. Les entreprises viennent de vivre pendant 15 ans avec des taux d'intérêt réels négatifs. Mais tout à coup, il va falloir composer avec des taux d'intérêt réels à 4 ou 5 %, ce qui implique des coûts de financement beaucoup plus importants et remet en cause beaucoup de choses. On le voit dans les levées de fonds d'ailleurs. Cette incertitude est en train de gagner. L'adage « après la pluie, le beau temps » ne se vérifie pas forcément.

> Que cela induit-il pour le directeur financier et ses équipes ?

On a aujourd'hui tous les composants du monde VUCA (volatile, incertain, complexe, ambigu). Les prévisions retrouvent leur rôle originel et unique de réduction des risques, le temps long n'existe plus. Le directeur financier se doit d'embar­quer les équipes sur des objectifs beaucoup plus courts. Il va devoir apprendre à mettre en tension - dans le sens de stimuler - les équipes et les activités, et au contraire se méfier de ne pas figer trop rapidement son jugement sur un instantané de situation par rapport à des dynamiques de long terme. Il ne faut pas s'enfer­mer dans des schémas d'analyse. Les contradictions sont telles que la rationalité d'hier n'est plus celle de demain. Il faut piloter de très près les hypothèses stratégiques en donnant une priorité à ­l'action. Savoir reconnaître l'incertitude, c'est souvent être conscient de la possible obsolescence de ses atouts. Attention, donc, à ne pas donner un crédit excessif à l'expérience ni à survaloriser les prévisions. En quelque sorte, il va falloir entrer en lutte contre une quête de stabilité qui n'existe plus. Le rôle du Daf est de prendre de la hauteur, de rester au-dessus de la mêlée, tout en restant extrêmement soucieux du cash, car l'accès aux financements aujourd'hui est beaucoup plus difficile, qu'il s'agisse de financement par la dette ou en equity. Il est donc bien sûr nécessaire de se donner les moyens d'encaisser tout ce qui peut l'être.

> De quelle façon le Daf peut-il contribuer à renforcer la résilience du modèle de son entreprise ?

Le Daf est le mieux placé pour détecter les signaux faibles et transmettre les bons messages d'alerte. Qui mieux que le directeur financier peut remettre en cause les simulations qui semblent immuables, comme les dynamiques de génération de cash, de rentabilité, etc. ? Ceux qui pensent que la hausse des taux est éphémère se leurrent. Nous allons revenir à l'ère des prix de revient et au temps des optimisations, de la maîtrise des coûts et aux logiques de TCO (total cost owner). Une variable revient dans tous les scénarii, c'est la hausse de la prise de risque. La rareté de l'argent provoque le retour du high yield. Il faut donc s'attendre à un vrai traumatisme financier pour les business plan des entreprises. Le « too big to fail » n'existe plus ! Les faiblesses des entreprises ont été cachées derrière l'écran de fumée de la croissance, et souvent l'effet d'aubaine des PGE. Or, avec, de surcroît, le contexte géopolitique qui met les chaînes de valeur sous tension dès l'amont, cela crée une grande fragilité pour les entreprises. Donc, sur la vision du marché, des concurrents, des activités... le Daf doit être celui qui comprend et détecte les signaux faibles grâce à sa compréhension fine du business model et du cycle dans lequel l'entreprise se trouve.

Au sein du Codir, il est fréquent que l'on confonde le budget et les objectifs. Il est du rôle du Daf de clarifier cette confusion. Car il serait également dangereux autant que coûteux de céder à la facilité de l'inertie : le plus grand risque étant souvent de ne rien faire. Même les grands acteurs les plus performants sont aujourd'hui contraints de se transformer en permanence. Le Daf a un grand rôle à jouer en matière d'allocation des ressources, que ce soit pour nourrir les stratégies d'investissement comme de désinvestissement, car il y a aussi des stratégies de désinvestissement parfois très intéressantes à mener. Le bon service financier est celui capable de faire des études pour identifier ce qui fonctionne et ce qui pêche.

> Comment peut-il être sûr de se faire entendre à tous les niveaux de l'entreprise ?

Le Daf doit accepter et assumer d'être la mouche du coche en travaillant deux axes : le management de l'incertitude et la détection des signaux faibles. Il pourra ainsi : clarifier les priorités et les faire comprendre à l'ensemble du top management, impliquer le plus d'échelons possible pour maximiser cette compréhension et enfin faire le lien entre les priorités et la dynamique de long terme de l'entreprise.

Bien sûr, les compétences en management de l'incertitude et en détection des signaux faibles ne sont pas innées et intrinsèques aux dirigeants. Il existe des formations pour apprendre à les développer (et c'est le but de l'IHEGC). Les Daf ont tendance à privilégier les formations techniques alors que les formations de stratégie générale, sur la prise de hauteur ou encore sur l'analyse de la valeur, peuvent leur être très profitables. Il est essentiel d'aiguiser son esprit critique pour, le cas échéant, être capable de s'opposer à la direction générale et à la vision illusoire de la gestion de l'incertitude.

> Comment gérer les résistances internes ?

Par sa posture. Le Daf n'est pas là pour faire des prédictions, mais pour recueillir les prédictions des autres services afin de les objectiver, souvent de les questionner et parfois de les remettre en cause. C'est cela qui va lui permettre de donner sa vision financière de la situation et d'imposer une version réali­sable. Le Daf doit imposer une granulométrie extrêmement forte pour être capable de redescendre client/client afin de challenger à la fois les revenus et les coûts de revient. C'est à lui d'imposer cette méthode. La clé est d'apprendre, à soi-même, mais aussi aux autres, à se poser les bonnes questions, à ne pas traiter les symptômes d'une crise, mais ses causes profondes. Tout l'enjeu est d'aller plus vite que la vitesse de détérioration d'un modèle économique !

*IHEGC : Institut des Hautes Études en Gestion de Crise.

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