En entreprise, la blockchain sera privée ou ne sera pas
Beaucoup de promesses, mais peu de résultats pour le moment. Non, il n'est pas (encore) question du nouveau président de la République (laissons-lui quelques semaines), mais de la blockchain. Cette technologie présente un fort potentiel, mais que peuvent en faire concrètement les entreprises?
La blockchain est l'un des buzzwords de 2017. Automatisation de l'exécution des contrats, gestion des appels d'offres, sécurisation de la supply chain, simplification des paiements... Les promesses sont nombreuses. Mais concrètement, où en sont les entreprises aujourd'hui et comment peuvent-elles exploiter cette nouvelle technologie?
La blockchain, ou "chaîne de blocs", est "une technologie de stockage et de transmission d'informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle", selon la définition de Blockchain France.
Une conférence organisée par NewsCo le 16 mai 2017 à Paris a permis de faire le point sur les enjeux et perspectives de cette technologie. Premier constat: la blockchain, telle qu'elle est apparue avec le bitcoin, est basée sur une absence totale de gouvernance. Or, difficile pour une entreprise privée d'imaginer mettre en place un registre, certes sécurisé par un jeu de clés cryptographiques, mais qui serait accessible librement, et pourrait donc être lu par n'importe qui.
D'où l'apparition des blockchains privées, c'est-à-dire des registres permettant le stockage et la transmission d'informations de manière sécurisée et décentralisée, mais avec un système de permission d'accès, de lecture et de vérification plus strict, réservé à un réseau restreint. On parle aussi de Distributed ledger technology (DLT). On s'éloigne beaucoup, donc, de l'esprit originel de la blockchain. Mais "aujourd'hui, les blockchains privées sont les drivers du marché", juge Frédéric Maserati, directeur conseil chez Keyrus Management, cabinet de conseil spécialisé en management et transformation.
Traçabilité, confiance et automatisation
Que peut-on attendre concrètement d'un tel outil? La technologie existe, mais à quelles problématiques peut-elle vraiment apporter une solution? Pour Frédéric Maserati, les entreprises sont "dans la même situation qu'avec internet en 1995": on voit qu'une tendance apparaît, mais il est encore difficile de se projeter.
L'un des principaux atouts de cette innovation est avant tout la traçabilité: avec la blockchain, il est possible d'agréger différents acteurs qui pourront échanger automatiquement des informations, en partageant un registre infalsifiable. Une notion qui est à corréler avec celle de confiance : la blockchain permet de sécuriser les échanges entre des acteurs qui n'ont entre eux qu'une confiance limitée.
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Autre aspect intéressant: la notion de transfert programmable, ainsi que la mise en place de règles de gestion à une transaction. Dans le cadre d'un smart contract, par exemple, l'exécution d'un contrat sera déclenchée automatiquement lorsque les conditions prévues seront réunies. Enfin, les blockchains privées sont déployables en cloud, et l'allègement du consensus en réseau privé (en raison du nombre plus restreint de participants) les rend plus rapides qu'une blockchain publique.
Ainsi, des expérimentations de blockchains privées apparaissent, par exemple dans le domaine des paiements transfrontaliers avec Ripple, qui rend de tels paiements instantanés, sans passer par un organisme central. En matière d'audit, Frédéric Maserati cite l'exemple de JPMorgan, qui a mis en place un programme en vue de repérer les erreurs dans les contrats.
Les blockchains privées permettraient d'améliorer les process métiers et les workflows, qu'il s'agisse de finance, de gestion des contrats commerciaux ou de suivi des fournisseurs: tout dépend de ce qu'on met dedans! "La blockchain est un système de gestion de jetons, résume Christophe van Cauwenberghe, responsable innovation paiements et programme innovation fintech chez Société Générale global transaction & payment services, qui tente différentes expérimentations dans le domaine bancaire. Tout dépend, donc, de la valeur que l'on donne au jeton." Et nous allons le voir, la question de savoir ce qu'une entreprise peut, mais surtout ne peut pas mettre dans une blockchain, sera centrale.
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Quels sont les cas d'usage qui justifient le recours à une blockchain?
Si la blockchain est une innovation prometteuse, cependant, elle ne doit pas être considérée comme une solution miracle adaptée à n'importe quelle situation (lire à ce sujet - en français - l'article "Blockchain is the answer, but what was the question?"). La mise en place d'une blockchain doit répondre à des cas d'usage précis, impliquant surtout la gestion de grands volumes de données partagés par plusieurs participants indépendants. Pour Sébastien Couture, directeur marketing de Stratumn, un projet pour lequel une blockchain privée constitue une solution pertinente doit répondre à 3 critères-clés:
- un processus numérisable interorganisation,
- la réunion de participants ayant entre eux une confiance limitée,
- besoin de partager certaines informations et d'en masquer d'autres.
Dans nombre de cas, une simple base de données sera suffisante, et le recours à une blockchain ne se justifiera pas. Pour l'heure, ce sont surtout les grands groupes, comportant de nombreuses filiales, notamment dans les secteurs de la banque, de l'assurance ou encore de l'énergie, qui lancent des expérimentations.
[Cas pratique] L'amélioration de la traçabilité des documents de sécurité chez Thales
Créée en 2015, la société Stratumn propose aux entreprises de mettre en place des blockchains privées, via le protocole Proof of process, qui permet d'assurer l'intégrité de la donnée partagée entre clients, partenaires et un régulateur.
Elle a ainsi mis en place chez Thales une blockchain visant à améliorer la traçabilité des documents de sécurité, afin de répondre aux besoins de projets de construction de biens industriels complexes, incluant de nombreux acteurs (par exemple la construction d'un métro, projet impliquant de nombreuses sociétés et qui va courir sur plusieurs années). Dans ce type de configuration, la centralisation de la gestion de projet est souvent problématique, la multiplication des intervenants et des modes de transmission des informations entraînant un manque de transparence sur la provenance des documents de sécurité, ainsi qu'un risque de corruption des données de certification.
Stratumn a donc développé pour Thales une plateforme qui permet de garantir la traçabilité de ces documents, avec un même système partagé entre les intervenants. Ce registre permet de valider la transmission de chaque document, tout en préservant la confidentialité de son contenu, qui n'est pas révélé. Il est également possible de valider certains éléments du contenu sans pour autant les dévoiler, grâce à la cryptographie.
Un ovni juridique et des ressources encore rares
Si le potentiel est bien là, la mise en pratique soulève plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Sur le plan juridique, notamment, la blockchain ne possède encore aucune définition, a rappelé Me Lise Breteau, avocate associée chez Osborne Clarke Selas. Avec l'entrée en vigueur du RGPD, la question des données à caractère personnel se pose: les informations placées dans une blockchain sont conservées sans limitation de durée, alors que le nouveau règlement européen impose le principe de conservation limitée des données à caractère personnel. "Il est donc nécessaire d'analyser en détail quelles données seront sur la blockchain, a insisté l'avocate. Une blockchain peut être compatible avec le RGPD si on gère correctement le traitement des données qui y sont conservées." On peut donc supposer que ce ne sont pas les données personnelles en elles-mêmes que les organisations stockeront dans une blockchain, mais, par exemple, la preuve qu'elles ont été validées.
Autre difficulté face à cette technologie: "En matière de blockchain, les ressources sont rares et les compétences encore plus", selon Frédéric Maserati (Keyrus). Trouver des profils techniques suffisamment pointus pour mettre en place des POC est loin d'être évident. D'autant plus que la technologie blockchain n'est pas encore arrivée à maturité et est encore en phase de R&D: "Elle est donc challengée en permanence", souligne Christophe van Cauwenberghe (Société Générale).
Pour l'heure, compte tenu des contraintes réglementaires et des questions de confidentialité, les entreprises expérimentent surtout sur les possibilités d'automatisation et de validation qu'offre la blockchain, bien que le champ des possibles soit bien plus vaste. Le stockage des données en elles-mêmes, et surtout leur analyse, sont encore assurés par des dispositifs classiques, la technologie blockchain venant en complément. Si ce n'est pas demain que la blockchain viendra remplacer vos différentes bases de données, analyser le potentiel de cette technologie et envisager les cas d'usages possibles, en fonction de son activité et de son organisation, constitue un premier pas important pour ne pas se laisser dépasser. Encore une nouvelle chicane dans le virage numérique!
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