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[Dossier] Sobriété, croissance, quel équilibre ?

Publié par Florian Langlois le | Mis à jour le

Depuis la fin de l'été, la question de la sobriété est dans les esprits de toutes les entreprises. Il y a certes la question de la sobriété énergétique qui est essentielle, mais les sociétés pourraient également être amenées à plus de sobriété dans l'ensemble de leurs modèles. Pourquoi effectuer cette transition ? Quel en sont les enjeux et les risques majeurs ?

SOMMAIRE :

1. Frugalité, utilité, sobriété !

2. De la théorie à la pratique

3. Le Daf, maestro du changement

1. Frugalité, utilité, sobriété !

Depuis la rentrée, les entreprises n'ont qu'un mot à la bouche : sobriété. En septembre dernier, Élisabeth Borne invitait les entreprises à établir un plan de sobriété énergétique. Le mois suivant, la Première ministre présentait celui du gouvernement. De son côté, Emmanuel Macron annonçait au Bpifrance Inno Generation, le 6 octobre dernier, que « la sobriété, ça veut juste dire gagner en efficacité » . Est-ce vraiment le cas ?
Pour l'Ademe, l'Agence de l'environnement et de la transition écologique, la sobriété regroupe des réalités multiples à travers des démarches de frugalité, simplicité, zéro-gaspillage, efficacité, sobriété énergétique ou encore de déconsom­mation. Noam Leandri, son secrétaire général, a de son côté une définition beaucoup plus simple, « c'est faire mieux avec moins ». Pour Christophe Thibierge, professeur de finance à l'ESCP Business School et auteur du livre Finance durable, la sobriété peut, sur certains points, rimer avec durabilité. « À première vue, l'idée de la sobriété est de consommer moins ou de consommer uniquement ce qui est nécessaire, donc il y a un lien indirect avec la durabilité, qui consiste à s'assurer que nous adaptons notre mode de vie actuel pour ne pas pénaliser les générations futures. Nous nous dirigeons vers plus de sobriété, car une bonne partie de la population se rend compte qu'il n'est plus possible de croître au même rythme de croissance que précédemment. La quête des entreprises pour continuer à croître connaît des limites physiques, qui sont les limites des matières premières, du transport ou des énergies disponibles. »

Dissocier efficience et croissance

Anne Chanon, directrice du pôle conseil RSE d'EthiFinance, agence indépendante européenne de notation financière et extra-financière, regrette, de son côté, qu'il ait fallu attendre la combinaison d'un été caniculaire et d'une guerre à nos frontières pour se saisir vraiment du sujet. « Cette question de la sobriété énergétique est emblématique de notre problème collectif, aussi bien pour les entreprises que pour les particuliers ou les politiques, à traiter ce sujet du climat. Tant qu'un sujet sera considéré comme étant de moyen ou long terme, comme c'était le cas du climat, ce thème sera mis de côté et la priorité sera portée sur ce qui est perçu comme les "vrais" enjeux, à court terme. » Car pour l'experte, cette question de sobriété pour les entreprises est essentielle. Elle influe sur ces dernières selon le principe de double matérialité, à savoir l'impact de l'entreprise sur l'extérieur, dont le climat, mais aussi l'impact de l'extérieur, dont le climat, sur les activités de l'entreprise. « C'est un sujet pour l'ensemble des sociétés, car leurs activités, leurs outils de production, leur logistique, leurs achats et leurs produits de service ont un impact sur le changement climatique, sur l'indépendance énergétique du pays. C'est à ce titre qu'elles sont aujourd'hui interpellées par les pouvoirs publics, détaille-t-elle. Le deuxième volet est l'impact que le changement climatique peut avoir sur l'entreprise. Cet aspect touche les entreprises non seulement dans leur rentabilité, parce que les coûts augmentent de façon difficilement prévisible, et peut même aller jus­qu'à influencer leur capacité d'opérer. »

En 2004, l'économiste français Serge Latouche, l'un des principaux théoriciens de la décroissance, disait qu' « une croissance infinie dans un monde fini est absurde ». Sans parler de décroissance, Christophe Thibierge met en garde contre l'épuisement de ressources naturelles rares, comme le silicium ou le cobalt, voire l'eau potable, et appelle à dissocier efficience et croissance. « Il faut prendre conscience du fait que, très souvent, derrière le mot efficience se cache la recherche de croissance. Or, il convient de découpler les deux et d'utiliser l'efficience au sens de la sobriété. C'est-à-dire ­produire autant ou moins de volume, mais surtout ne pas produire plus, étant donné que nous utilisons des ressources limitées. À ce moment-là, nous pourrons affirmer que nous commençons à aller dans le bon sens. »

Vers une croissance plus durable

Effectuer cette transition avec des modèles et des activités plus sobres pourrait devenir une question de survie dans certains secteurs. Plus globalement, des risques certains existent pour les entreprises, tout d'abord concurrentiels. « D'un point de vue marketing, les consommateurs, s'ils ont une offre alternative, risquent de se détourner des marques qui ne prendraient pas d'engagements. Les consommateurs sont de plus en plus conscients des enjeux climatiques et environnementaux, » détaille Noam Leandri. L'enjeu pour les sociétés se porte également sur la question de l'accès aux différents financements. « C'est un risque auquel les investisseurs sont très attentifs, poursuit Anne Chanon. La vigilance des investisseurs sur ce sujet est déjà très forte et il n'y a pas de raison pour qu'elle ne s'accentue pas à l'avenir. Demain, une entreprise qui ne se sera pas donné les moyens d'identifier les risques auxquels elle est exposée sur le changement climatique et qui continuera à faire des investissements très consom­mateurs d'énergie, par exemple, les banques seront réticentes à l'idée de lui prêter de l'argent. L'enjeu pour les sociétés se porte également sur la question de l'accès aux différents financements, de plus en plus bonifiés selon leurs qualités ESG, comme les sustainability linked bonds, ces emprunts obligataires dont les caractéristiques, les taux d'intérêt notamment, varient selon que l'émetteur atteint ou non des objectifs en matière de développement durable ou de critères ESG. »

Si des risques existent, des opportunités sont également possibles pour les sociétés qui effectueront cette transition les premières. « Quand j'ai à conseiller mes clients entreprises sur le sujet, je leur dis que les gagnants de demain sont ceux qui commencent dès aujourd'hui. Ce sont également ceux qui se seront donné les moyens d'un modèle économique souple et robuste, qui résiste aux différentes crises, avec une politique adaptée de gestion des risques, » développe Anne Chanon. C'est, par exemple, le cas pour Technip Energies, société d'ingénierie et de technologies dans l'énergie. « Nos métiers sont aujourd'hui centrés sur beaucoup de ces problématiques. Pour nous, la transition énergétique n'est pas un risque, c'est une opportunité. Elle correspond vraiment à ce que l'on fait. Nous accélérons la mise en oeuvre de solutions durables pour l'énergie » commente Bruno Vibert, le CFO de Technip Energies.

Pour les entreprises n'ayant pas encore entamé ces changements, il n'est pas encore trop tard. Il existe d'ailleurs une multitude d'aides pour se lancer. Ainsi, l'Ademe ou les CCI proposent des subventions pour entamer cette transition. Avant toute démarche, Noam Leandri conseille de son côté de « faire un diagnostic écologique afin de voir les différents chantiers à mener et avant de se lancer dans des projets afin de choisir le plus optimal ». Dans tous les cas, si ce besoin de sobriété n'est pas essentiel à court terme, il le sera forcément à plus long terme pour continuer de croître.

2. De la théorie à la pratique

Comment gagner en sobriété ? C'est le défi, aussi complexe soit-il, qui devrait être proposé aux entreprises dans les prochains mois. Deux axes sont alors à étudier. Le premier étant celui de l'énergie. C'est un vrai combat auquel s'attel­lent les entreprises depuis l'été 2022. Comment faire, alors, pour réduire encore un peu plus ses coûts en énergie ? « La meilleure énergie, c'est celle que l'on ne consomme pas, ­analyse Noam Leandri, secrétaire général de l'Ademe. Pour économiser de l'énergie au quotidien, il faut commencer par ­couper tout ce qu'il est possible de couper. » C'est, par exemple, le ­parti-pris d'Engie, qui a programmé, dans ses bâtiments en France, l'extinction des lumières dès 20 h. Le groupe s'est également engagé à régler son chauffage sur 19 degrés en hiver avec la possibilité de programmer des arrêts entre 9 h et 12 h et entre 18 h et 21 h « pour faire face aux potentiels pics électriques sur ces créneaux » détaille un porte-parole du groupe. Ceci en sachant que le chauffage constitue en moyenne 40% de la dépense énergétique pour Engie, dans son parc immobilier français de 400 000 m 2 .
L'idée pour les entreprises est également de consommer moins et moins cher. Ainsi, Thomas Huaut, CFO, consultant et formateur en finance durable, appelle à « trouver des sources d'énergies annexes, moins chères, et à augmenter son efficience sur ce point ». Pour ce faire, un premier travail est à mener sur l'immobilier, « l'une des trois principales sources de dépense énergétique pour les entreprises de service, avec le numérique et les déplacements professionnels » détaille Noam Leandri. Ainsi, certaines entreprises ont déjà pris les devants et ont emménagé dans des bureaux plus performants énergétiquement. C'est, par exemple, le cas de Bic qui a pris ses quartiers dans un nouveau site, possédant la certification BREEAM (building research establishment environmental assessment method). « Pour obtenir cette certification, des engagements au niveau des matériaux utilisés, du confort thermique, de la consommation d'énergie, d'eau et des émissions de carbone, entre autres, doivent être pris par le constructeur, développe Sabrina Maggio, VP finance global supply chain de Bic. C'est un site qui a un impact énorme sur la vie de la société, mais aussi un impact positif environnemental. » Elle assure également que ce site fonctionne avec 100 % d'électricité verte. Technip Energies a, de la même manière, emménagé dans de nouveaux locaux, en signant un bail engagé climat avec Icade, un opérateur immobilier, et garantit posséder ainsi un bureau « dans la catégorie des plus vertueux », selon Bruno Vibert, CFO du groupe.

Plus de sobriété dans les modèles

La seconde orientation que devront prendre les entreprises, sur ce sujet de la sobriété, est, de manière beaucoup plus globale, d'essayer de s'orienter vers des modèles plus sobres. Cela peut passer par des changements profonds. « Il n'est pas possible de changer uniquement des outils ou des fournisseurs et espérer que tout son système change. Il faut une évolution beaucoup plus complète, commente Abhinav Agarwal, fondateur de My Frugal Company. Remettre en question sa façon de travailler est essentiel. On aime aller vite, créer des outils technologiques qui répondent à des besoins, mais lorsque ceux-ci deviennent obsolètes, au lieu de réfléchir à comment les réutiliser, nous préférons créer d'autres outils. »

L'une des façons de remettre en question son utilisation de l'énergie est d'entrer dans une démarche d'économie circulaire, afin de permettre de recycler, de réutiliser ou de réemployer au maximum. « Cela signifie alors qu'il faut prévoir la fin de vie de tous les produits pour pouvoir les remettre en ­circulation ou réemployer leurs composants. C'est excessi­vement important, car en moyenne, les entreprises font 50 000 euros d'économie sans investissement, juste en changeant leurs comportements, en réutilisant des produits, mais aussi en réduisant les gâchis sur l'eau, sur l'énergie, sur les déchets » indique Noam Leandri.
Travailler sur ses produits et sur leur réemploi, c'est un travail engagé par Bic depuis 2003. Pour ce faire, le groupe a mis en place une stratégie qui se résume avec la philosophie des 4 R. « Pour l'ensemble de nos projets, nous cherchons à réduire l'utilisation des ressources, choisir des matières recyclées, concevoir des produits réutilisables sur le long terme et améliorer la recyclabilité. L'objectif est ainsi d'avoir des produits avec une longue durée de vie et qui, à la fin de leur vie, sont recyclés ou rechargés, décrit Sabrina Maggio, de Bic. Nous avons aussi des engagements importants. Nous prévoyons ainsi d'avoir 100 % d'emballages plastiques réutilisables et recyclables d'ici 2025, d'utiliser 20 % de plastique recyclé ou alternatif pour la même année et 50 % d'ici 2030. Enfin, nous avons comme ambition d'utiliser 100 % d'électricité renouvelable pour 2025, » complète-t-elle.
Dans cette optique, le groupe Bic implique l'ensemble de sa supply chain et de ses fournisseurs. « Nous voulons continuer à travailler de manière responsable avec nos four­nisseurs stratégiques. Fin 2021, 52,3 % de nos fournisseurs stratégiques étaient déjà intégrés à notre programme d'achat responsable. Aujourd'hui, l'ensemble de notre supply chain est vraiment engagée à revoir son empreinte environnementale de façon plus efficace. Les achats sont très investis sur ce sujet, afin de trouver des fournisseurs qui répondent à ces critères, » rapporte Sabrina Maggio.

Des changements sur le long terme

Pour gagner en sobriété, il convient ensuite de ne plus seulement traiter les mesures d'urgence et de gestion de crise, qui sont globalement les challenges auxquels sont confrontées les entreprises depuis septembre 2022 avec la crise énergétique, mais de mener en parallèle de grosses actions sur des périodes plus étendues. « Beaucoup plus rares, pour l'instant, sont les entreprises qui envisagent d'investir durablement pour modifier leurs outils de production, pour adopter des technologies qui seraient, par exemple, moins consommatrices d'énergie. Évidemment, pour effectuer cela, il faut pouvoir investir. Mais c'est fondamental de pouvoir lancer la sobriété non pas seulement en matière d'OPEX, mais aussi est en ce qui concerne les CAPEX » estime Anne Chanon, directrice du pôle conseil RSE chez EthiFinance. Noam Leandri invite de son côté les entreprises à repenser leur business model en profondeur. « L'idée est de créer des produits de meilleure qualité, qui seront vendus certes un peu plus cher, mais en moins grande quantité. Les sociétés ont un gros travail à fournir en simultané sur les réparations. Sur l'électronique, par exemple, beaucoup plus de services de réparation vont devoir être mis en place pour ne plus seulement produire du neuf, mais plutôt faire en sorte d'allonger la durée de vie des produits. L'informatique, le numérique et toutes ces choses avec un très fort turnover sont amenés à se réinventer. »
Un changement de cap déjà opéré chez L'Oréal, l'ancienne société de Thomas Huaut : « Il y a énormément de travail dans les grands groupes pour essayer de trouver des modèles avec une empreinte environnementale plus faible. Chez L'Oréal, une orientation stratégique à long terme a été donnée : faire moins de produits, mais plus de services. En créant moins de produit, il y a moins d'utilisation de ressources, moins de packaging, moins d'eau, moins de transport. »

Sans aller jusqu'à modifier son business model, Béatrice Fayolle, directrice des valeurs chez SBT Humans Matter, préconise, quant à elle, de déconstruire des postes de coût pour les reconstruire de manière plus vertueuse. « C'est une énorme opportunité pour l'entreprise de refaire le tour de ses parties prenantes, de mieux réétudier ses équilibres et de reconsi­dérer ses postes de dépense. Concrètement, je me demande comment déconstruire des postes de coût auxquels je n'aurais jamais osé toucher, pour les reconstruire de manière plus vertueuse et plus consciencieuse. » Elle prend comme exemple un changement effectué au sein de ses propres locaux. « Nous sommes une société de services, nous avons toujours eu de beaux bureaux. Avant, nous trouvions normal d'allumer le chauffage dans les 700 m 2 de l'immeuble à partir du moment où une seule personne arrivait. Parfois, quelqu'un restait seul pendant plus d'une heure avec l'entièreté de l'immeuble qui chauffait. Personne n'était choqué par cela. Aujourd'hui, on arrive à se dire que ce n'est pas normal. D'autant plus que maintenant, il y a moins de collaborateurs présents au quoti­dien, étant donné que nous télétravaillons au moins deux jours par semaine. Il n'est donc pas normal de chauffer la totalité des bureaux, ce qui représente en réalité un nombre important de mètres carrés par personne. De cette manière, il est possible de déconstruire ce coût. Nous ne sommes plus obligés de dépenser autant dans des locaux, il est possible de dépenser moins ou même autrement : on reconstruit alors différemment en se disant qu'on ne gâche pas. » Autant d'archétypes à mettre en place le plus rapidement possible.

« La location permet d'éviter de mobiliser des budgets »

Dans l'idée de posséder moins, le recours à la location peut être une solution envisageable pour les entreprises. C'est un service que fournit Toyota Material Handling, qui propose de la location de moyens de manutention. À en croire Charlotte Lemay, sa directrice location et vente d'occasion, les avantages pour les sociétés peuvent être multiples. « Acheter un chariot élévateur implique un investissement financier important, en plus de la gestion de l'entretien et de la fin de vie des machines, qu'il faudra prendre en compte par la suite. Sur ce dernier point, les contraintes réglementaires légales vont être de plus en plus restrictives. Il va falloir pouvoir tracer le démantèlement des matériels, des matières, des batteries, ce qui, en plus d'être contraignant sur le plan réglementaire, risque de devenir de plus en plus coûteux. La location permet alors de payer moins cher sans avoir à gérer cet aspect très technique de la fin de vie des machines. » Des moyens existent aussi pour optimiser l'utilisation de l'objet loué. « Avec les nouvelles normes IFRS, les clients doivent désormais intégrer les loyers dans leurs bilans. Aujourd'hui, pour minimiser cet impact sur le bilan, nous proposons une offre appelée "paiement à l'utilisation". Nous intégrons à l'offre de location une partie fixe qui va être réduite, avec laquelle seront facturés des frais variables à l'utilisation, qui auront pour intérêt de ne pas être intégrés dans les bilans des entreprises, » précise Charlotte Lemay.

3. Le Daf, maestro du changement

Au milieu de tous ces changements, quel rôle doivent jouer la direction financière et le Daf ? Comme dans toute évolution, sa première responsabilité sera de garder son rôle de vigie, en étant toujours attentif aux chiffres. « Les Daf ont très clairement leur rôle à jouer dans toutes ces questions environnementales et de sobriété. Il est question de chiffres, d'argent et tous les métiers du chiffre sont essentiels pour s'assurer que son entreprise va dans le bon sens » déclare Noam Leandri, secrétaire général de l'Ademe. Un avis partagé par Abhinav Agarwal, fondateur de My Frugal Company, société qui explore ces enjeux autour de la sobriété et conseille les entreprises sur la manière de les appliquer. « La première charge du directeur financier est d'assurer que l'entreprise se porte bien. Son rôle est surtout de savoir s'il y a assez de cashflow par rapport à la croissance actuelle de l'entreprise et si les deux sont alignés. »
Grâce à cette vision de l'ensemble de l'entreprise, le CFO peut être un véritable game changer au sein de sa société. Selon Béatrice Fayolle, directrice des valeurs chez SBT Humans Matter, il aura ainsi la possibilité d'identifier les gros postes du coût et de les déconstruire. « Le Daf n'est pas un expert technique des métiers de son entreprise. En revanche, avec sa vision globale, il sait comment tout fonctionne, quelle est la mission de chacun, quels sont les budgets alloués à chaque service, ce qu'ils coûtent et rapportent. Il détecte alors les signaux faibles de l'entreprise et a l'occasion, à partir d'une page blanche, de tout réécrire. Et rien ne l'oblige à réécrire de la même façon que précédemment. »

Redéfinir les modèles

Une autre de ses missions sera d'agir sur la redéfinition du business model de sa société. « Le Daf doit se questionner sur les résultats nécessaires pour arriver à avoir un impact à long terme. Il devra aussi s'interroger sur les activités sur lesquelles il devra se concentrer et si, pour ces activités, l'entreprise possède les ressources nécessaires. Le grand problème de cette transformation est la nécessité de remettre en question les pratiques qui sont là depuis 5-10-15 ans » poursuit Abhinav Agarwal. « Si ce nouveau business n'est pas rentable, il ne peut pas être durable, confirme Thomas Huaut, consultant et formateur en finance durable et ancien CFO. Le travail du Daf de simulation, de projection est tout à fait pertinent pour redéfinir ce business model. »
La direction financière aura à s'assurer du suivi et du bon déroulement de ces projets, grâce à la mise en place d'indicateurs. « Il ne s'agit pas seulement d'afficher quelques chiffres et quelques bonnes actions, il faut pouvoir les suivre et les mesurer » reprend Noam Leandri. Sabrina Maggio, en charge de la supply chain finance groupe chez Bic, abonde dans ce sens. « Le rôle de la finance est de faire le suivi de tous ces projets, de s'assurer que l'impact sur l'environnement soit pris en compte dans les nouveaux projets et dans les comités d'approbation des projets à venir. Il est parfois très compliqué de définir les bons indicateurs pour démontrer l'intérêt à long terme des projets qui vont avoir un impact plutôt mineur du côté environnemental et économique dans l'immédiat. La finance a l'opportunité de contribuer à définir les bons KPI afin de démontrer le ROI positif du développement durable et d'un business plus sobre. »

Communiquer, ?un point clé

Le directeur financier devra aussi utiliser sa casquette de communicant, notamment pour informer ses action­naires de la nécessité de cette transformation vers plus de sobriété. « Il faut faire comprendre aux entreprises que, si elles ne se lancent pas dans des stratégies de durabilité, elles vont augmenter leurs risques. Elles vont donc dégrader leur couple risque/rentabilité et seront moins performantes que des entrepri­ses plus vertueuses qui ont commencé plus tôt leur transformation. Beaucoup de sociétés sont aujourd'hui dépendantes de la demande, du transport et de la logistique, mais aussi des prix de l'énergie. Elles se doivent d'aller vers plus de sobriété pour être plus résilientes » développe Christophe Thibierge, professeur de finance à l'ESCP Business School et auteur du livre Finance durable.
Pour s'adresser à ces dernières, il ne faut pas hésiter à faire passer un message qui peut être alarmant. « Il faut être malin pour dire aux actionnaires que, si la situation se dégrade, les capitaux investis dans l'entreprise vont disparaître. L'idée est d'apporter des solutions ensemble avant que la situation ne se détériore trop. Cela signifie alors avoir peut-être moins de dividendes ou moins de croissance à l'instant T, mais privilégier une croissance plus durable, qui rapportera plus sur du long terme » affirme Béatrice Fayolle. Thomas Huaut recommande également de faire passer un message d'ordre stratégique et, ainsi, « mettre en évidence les risques à ne pas transformer le modèle et les opportunités potentielles de cette transformation ».

Un besoin de formation

Ces sujets étant relativement nouveaux et assez techni­ques, la formation est essentielle afin d'être au fait de tous les enjeux de chacun. « Ce ne sont pas des sujets qui sont intuitifs, expose Thomas Huaut. Ce sont des sujets en partie similaires avec le métier de directeur financier, on parle par exemple de budget carbone ou de comptabilité carbone, mais il y a également un certain nombre de différences. Sur cette question du carbone, la plupart des entreprises ont un impact très significatif sur le scope 3, qui est en dehors du périmètre juridique de l'entreprise. S'occuper de cela est quelque chose de vraiment nouveau pour l'équipe financière. »
Au-delà de la formation, Béatrice Fayolle suggère de créer des groupes d'échanges où sont mélangées toutes les parties prenantes. « Réunir des salariés, des cadres, des clients, des partenaires, des prestataires externes, des actionnaires... permet de connecter différentes professions et différents profils, et de se rendre compte assez rapidement que chacun ne réfléchit pas de la même façon. Les attentes et les opinions ne sont pas du tout les mêmes. Il faut alors faire un effort pour trouver un consensus. Sur ce sujet, la formation est une bonne initiative, il faut cependant choisir une formation de qualité tout en étant efficiente. »

Propager ces enjeux en interne

Il incombe enfin au Daf de mettre en place des actions concrètes auprès de ses collaborateurs, afin d'insuffler ce mouvement plus vertueux au sein de son équipe. « Il convient d'inculquer un peu d'enthousiasme et de culture sur les nouveaux enjeux : les risques ont changé, le cashflow doit inclure de nouveaux éléments, aussi la rentabilisation des investissements doit se calculer différemment. C'est compliqué par l'incer­titude de l'avenir, qui rend la planification financière plus difficile qu'auparavant » explicite Christophe Thibierge.
Outre son équipe, ce message doit, de surcroît, se propager à l'ensemble de sa société. « Nous sommes signataires de la charte Ecowatt (NDLR : qui vise à réduire la consommation d'énergie et à éviter les coupures, en adoptant des écogestes simples), nous avons l'obligation de sensibiliser chacun des salariés sur des petits gestes. En période Ecowatt rouge (lors de fortes tensions pour le système électrique), l'idée est de réduire davantage sa consommation, voire de s'effacer du réseau à certaines heures. Cela peut passer par le fait de recharger nos véhicules électriques sur des plages horaires plus faibles » décrit Bruno Vibert, CFO de Technip Energies. Il recommande également de se tourner vers une approche beaucoup plus basée sur le partage de connaissances. « Aujourd'hui, nous avons une approche beaucoup plus intégrée, où les responsables de chaque site vont pouvoir partager leurs bonnes pratiques. Tous doivent répondre à la trajectoire qui a été donnée, à savoir l'objectif d'être net-zér0 pour les scopes 1 et 2 à horizon 2030 et donc mettre en oeuvre les solutions appropriées de réduction de nos émissions GES et de sobriété énergétique. Ces retours d'expérience et l'utilisation de nouvelles pratiques permettent de créer une émulation interne et le développement d'idées pour améliorer nos pratiques, basé sur les initiatives et les dynamiques de chaque pays » poursuit le CFO du groupe. Des actions qui créent irrémédiablement de la valeur à l'inté­rieur de l'entreprise.

Chez Bic, l'initiative de former toutes les équipes à cette sobriété et à cette croissance plus vertueuse a très rapidement été mise en place. Des actions que détaille Sabrina Maggio : « Au moment du déménagement sur notre nouveau site, nous avons fait une demi-journée d'atelier sur le développement durable avec l'ensemble de nos équipes. En octobre dernier, nous avons organisé une masterclass et avons reçu le paléo­climatologue français Jean Jouzel, qui a remporté le prix Vetlesen, considéré comme l'équivalent du prix Nobel des sciences de la Terre et de l'Univers. De bonnes habitudes concernant l'IT ont également été transmises à tous nos collaborateurs. »
Du côté de chez SBT Humans Matter, Béatrice Fayolle a instauré des groupes de travail autour de ces sujets. « Il y a une très forte présence et une très forte adhésion à ces ateliers, car, forcément, tout le monde se sent concerné par cette cause. Les salariés se renseignent, font des propositions et arrivent assez facilement à collaborer sur ces questions. » Le directeur financier se retrouve alors une nouvelle fois confronté à de nouveaux challenges. Son rôle continue de se diversifier et son périmètre de s'étendre. Il ne pourra faire face à ces défis qu'en partageant, autant en interne qu'en externe.

A retenir

- Avoir des activités plus sobres est une des clés pour croitre plus durablement
- Cela implique des changements sur du long terme au sein des entreprises
- De par son rôle central, le Daf doit être l'un des pilotes de ce changement
- Il peut être amené à déconstruire certains coûts pour les reconstruire de manière plus vertueuse
- La formation de toutes les parties prenantes à ces enjeux est nécessaire

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