La notion de logiciel pour l'application de l'article 238 du CGI : regards croisés
Publié par Jean-Charles Reny et Mathilde Razou, Deloitte Société d'Avocats le - mis à jour à
L'IP Box (article 238 du CGI) permet aux entreprises innovantes de bénéficier d'un taux réduit d'imposition sur les revenus issus de certains actifs incorporels, notamment les logiciels protégés par le droit d'auteur. Mais comment qualifier un logiciel éligible ? Quels sont les critères d'originalité à retenir et comment les documenter, y compris lorsque le logiciel fait l'objet de fréquentes mises à jour ? Réponses dans cette tribune exclusive de Jean-Charles Reny, avocat associé et Mathilde Razou, avocate, Deloitte Société d'Avocats.
En France, un dispositif fiscal de faveur, issu des travaux du groupe 5 de l'OCDE dans le cadre du projet dit « BEPS » (Base Erosion and Profit Shifting), et codifié à l'article 238 du Code Général des Impôts (CGI), offre depuis 2019 une imposition limitée à 10 % (contre un taux d'impôt sur les sociétés standard de 25 %) sur certains revenus générés par des actifs incorporels (dispositif dit « IP box »). L'une des conditions pour accéder à ce régime repose sur la réalisation par le contribuable de travaux de recherche et de développement en lien direct avec le, ou les, actif(s) éligible(s). Ce lien entre l'effort de R&D et les revenus des actifs susceptibles de bénéficier du taux réduit est dénommé ratio d'assujettissement ou « nexus ».
Le nouveau dispositif est, par ailleurs, désormais ouvert aux logiciels « protégés par le droit d'auteur » (l'ancien dispositif de faveur codifié à l'article 39 terdecies du CGI était pour l'essentiel limité aux revenus d'exploitation des brevets). Cette notion de logiciel protégé par le droit d'auteur est susceptible de poser certaines difficultés. En effet, contrairement aux brevets ou aux marques matérialisés par un titre, le droit d'auteur et la protection qui y est attachée ne font l'objet en droit français d'aucun formalisme particulier.
La protection par le droit d'auteur naît du seul fait de la création, indépendamment de toute formalité administrative. Cette règle, consacrée à l'article L.111-1 du code de la propriété intellectuelle, repose sur le principe selon lequel le droit d'auteur est un droit déclaratif et non constitutif : aucun dépôt, enregistrement ou accomplissement de formalité n'est requis pour bénéficier de la protection. Ainsi, un logiciel est éligible à la protection par le droit d'auteur dès lors qu'il a été développé et qu'il présente un caractère original.
Dans ce contexte, la doctrine administrative, qui commente le dispositif « IP Box », précise (BIC-BASE-110-10 n° 110) qu'il s'agit des logiciels protégés par le droit d'auteur[1], en faisant référence explicitement à l'article L. 112-2 13° du code de la propriété intellectuelle, et en ajoutant deux éléments :
- L'application du régime aux logiciels et « à leurs versions successives, simultanées ou non ».
- La nécessité pour les logiciels en cause de « (...) présenter un caractère original ».
Ces prévisions appellent en pratique deux questions :
- Quels sont les critères qui doivent être mis en avant pour démontrer le caractère « original » d'un logiciel ?
- Qu'est-ce qu'une « version successive » et quels sont, là encore, les critères ou les indices permettant de démontrer l'existence de ces versions successives ?
Justification du caractère original
Le critère de l'originalité du logiciel est essentiel puisqu'il s'agit de la condition déterminante de la protection par le droit d'auteur. Toutefois, ce critère demeure difficile à appréhender en pratique, car il n'est pas défini de manière précise par le législateur et son appréciation relève du pouvoir souverain des juges du fond.
À cet égard, la jurisprudence considère, de manière constante, qu'il appartient à celui qui se prévaut de la qualité d'auteur du logiciel de démontrer la preuve de son originalité, laquelle résulte des choix opérés, d'un apport intellectuel propre et d'efforts personnalisés[1].
Il convient ainsi de démontrer que le logiciel résulte de choix intellectuels libres et arbitraires et non d'une simple mise en oeuvre automatique de contraintes techniques.
Les seuls commentaires à notre connaissance de l'Administration sur cette notion d'originalité figurent sous le régime des plus-values à long terme lors de la cession de logiciels par leurs auteurs personnes physiques (BNC-SECT-30-20 n° 20 en date du 12/09/2012,). L'Administration indique que les logiciels originaux s'entendent de ceux qui résultent « d'un travail intellectuel et personnel de leur créateur allant au-delà de la simple mise en oeuvre d'une logique automatique et contraignantes », et qui « constituent une oeuvre originale dans leur conception et dans leur expression (..) ».
En pratique, pour l'application du dispositif « IP Box », on peut penser que l'administration fiscale devrait considérer qu'un logiciel est original dès lors qu'il est, par hypothèse, démontré que ce logiciel est généré par les travaux de R&D menés par le contribuable (le ratio nexus précité), a fortiori lorsque cette R&D est éligible au dispositif du CIR (c'est-à-dire qu'il s'agit de développements expérimentaux nécessitant d'aller au-delà de l'état de l'art existant, et donc au-delà des solutions connues sur le marché).
Néanmoins, compte tenu de l'incertitude liée à l'appréciation de l'originalité du logiciel, il est vivement conseillé de prendre des mesures probatoires pour (i) dater la création du logiciel ; (ii) documenter les choix de développement et établir le caractère personnel de la création.
Il est ainsi recommandé :
- de procéder à un dépôt afin de dater, de manière certaine, la création du logiciel, comme, par exemple, un dépôt des codes sources auprès de l'Agence de Protection des Programmes ou l'utilisation de solutions d'horodatage à des fins probatoires ; et
- de documenter les étapes de développement du logiciel, de présenter les principales fonctionnalités et briques du logiciel en démontrant les choix personnels et arbitraires effectués par le(s) développeur(s), et d'étayer le caractère innovant du logiciel par rapport aux solutions déjà existantes sur le marché.
La pertinence de cette approche probatoire a été confirmée par une décision de la Cour d'appel de Paris[2]. L'originalité d'un logiciel a, ainsi, été reconnue sur la base d'attestations apportées par les développeurs du logiciel citant directement le code source, les choix arbitraires opérés au cours du développement et leurs justifications. Il avait, également, été démontré que le logiciel se détachait des normes imposées et se distinguait nettement des solutions disponibles sur le marché à la date de création du logiciel. La matière fiscale bénéficiant toutefois d'une certaine autonomie par rapport aux règles de droit commun et aux positions des juridictions civiles, des précisions complémentaires sur le niveau de preuve et de documentation attendus sur dans un BOFiP pourraient s'avérer utiles.
Notion de versions successives
Concernant les versions successives, la principale difficulté tient au fait que les logiciels font très souvent l'objet de mises à jour et qu'il est parfois difficile de discriminer une mise à jour qui ne génère pas de protection particulière (un simple correctif) par rapport à une mise à jour susceptible de caractériser une nouvelle version protégée par le droit d'auteur.
La Cour de cassation a considéré que l'adaptation d'un logiciel dans un langage informatique distinct des précédentes versions pouvait caractériser un nouveau développement protégeable par le droit d'auteur en présence d'un « apport intellectuel propre et d'un effort personnalisé de la personne qui avait élaboré les logiciels, selon des méthodes distinctes de celles utilisées pour les logiciels précédents »[3].
Ainsi, la mise à jour du logiciel ne doit pas répondre à de simples exigences techniques ou à des évolutions nécessaires à la compatibilité du logiciel (corrections de bugs, adaptations mineures ou imposées par des standards, etc.). Pour justifier d'une protection autonome, la nouvelle version du logiciel devra intégrer des éléments substantiels nouveaux, tels que la réécriture significative du code, une refonte de l'architecture ou, encore, l'ajout de fonctionnalités innovantes.
En pratique, il semble que l'administration fiscale devrait, notamment, regarder les améliorations apportées par la nouvelle version, et, dans une optique finalement assez proche de celle utilisée pour qualifier, ou pas, des travaux « CIR », si ces améliorations sont substantielles ou non.
Il est donc recommandé, afin de bénéficier de l'IP Box sur les revenus du logiciel après mise à jour, de bien documenter leur nature, les méthodes mises en oeuvre et les améliorations substantielles apportées par celles-ci. En pratique on peut considérer qu'une amélioration sera substantielle si elle est issue de travaux de développement expérimentaux au sens du CIR. A l'inverse il n'est pas certain que les revenus générés sur les versions de logiciels mis à jour grâce à de simples développement « de routine » soient considérés comme éligibles, en tous cas la question pourrait faire débat à l'occasion d'une vérification de comptabilité.
[1] Après avoir défini le logiciel comme « l'ensemble des instructions, programmes, procédés et règles, ainsi que de la documentation et du matériel de conception préparatoire qui leur sont éventuellement associés, relatifs au fonctionnement d'un outil de traitement de l'information. Il est caractérisé par des éléments incorporels incluant les programmes nécessaires au traitement de l'information et leurs évolutions ainsi que d'éventuels éléments corporels servant de supports aux éléments incorporels ».
[2] Cour d'appel de Nancy, 5 février 2024, n°22/01661
[3] Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 1, 14 février 2024, n° 22/18071
[4] Cour de cassation, Chambre civile 1, 22 septembre 2011, 09-71337